DEUXIÈME AUTOBIOGRAPHIE - DE 1969 A AVRIL 2000

ÉCHANGES DE VIES / ÉCHANGES DE CORPS

" Il y a une expression qui me fait hurler de rire, et qu'on entend bien souvent : 'la parole de l'artiste'. Comme s'il s'agissait d'une auréole de sainteté qu'on lui collerait sur le crâne."

GILLES BARBIER Qu'est-ce que l'art ? Beaux-Arts Magazine déc.1999, p.82.  

19 AVRIL 1978. Rémi et moi nous avons fait un coin-jardin où nous avons planté des fleurs. Un poussin est né. Nous vivons dans l'attente qu'il y en ait d'autres. 

DIMANCHE 11 JUIN 1978 Ce matin Rémi a pris le hamster sur ses genoux. Tout d'un coup, il a dit : " Ah maman, ça y est, il m'a fait un petit sur moi ! " En effet, il y avait le hamster et un petit qui était encore attaché au cordon ombilical. 

LUNDI 12 JUIN : Je suis allée au cirque avec Rémi, je suis allée sur la piste pour montrer mes talents. Enfin c'est le présentateur qui m'a choisie. 

MERCREDI 14 JUIN 1978 : Nous avons été à Caen au Carrefour. Nous avons acheté un appareil photo pour Rémi à 48 F car il passe en CM1. Moi je passe en troisième. Ensuite nous sommes allés au Supermonde. Maman s'est achetée une jupe kaki. Papa un flash électronique.

Mardi 4 JUILLET 1978 : Vraiment il fait un temps exécrable. Rémi passe l'aspirateur. Il est énervant. On lui demande de faire quelque chose, il ne veut jamais le faire mais il veut gagner de l'argent. Nous sommes allés chez Colette et Noël, Rémi et moi, mais Colette n'était pas chez elle. Nous avons fait des jeux.

VENDREDI 8 JUIN 1979 Nous avons été à la réunion pour Bovey-Tracey, en Angleterre. J'y vais avec Rémi, au mois de juillet 6 jours. Rémi est revenu du voyage scolaire, il m'a ramené un coquillage du Mont Saint-Michel. Rémi et moi nous avons gagné un lapin à la kermesse. Comme je demandais dans la voiture à Rémi comment il l'appellerait, il m'a dit qu'il le nommerait ARSENE. Je lui ai demandé pourquoi. Parce qu'ARSENE LAPIN. Je me demande où il est allé chercher ce jeu de mots...

DIMANCHE 13 MAI Je me suis battue avec Rémi. Je l'ai griffé juste sous l'œil et il a la marque. Sur le coup j'étais en colère, mais après j'avais des remords, je l'ai embrassé."

Le mercredi 5 Novembre 1980, à l'âge de 11 ans, sûrement pour faire comme ma sœur qui écrivait son journal tous les soirs à la lueur d'une lampe de poche, sous ses draps, après l'extinction générale des feux, je commence un journal intime.

Quand je me suis levé, vers neuf heures, j'ai pensé que les auto-tamponneuses seraient ouvertes. Je suis donc descendu après avoir donné à manger à mes tortues. En descendant j'ai vu un petit chat, sans doute le petit frère de Caramel, qui s'était blotti dans la lucarne. Papa, après que j'ai mangé, m'a annoncé qu'il avait neigé.

Sans doute lassé par un compte-rendu journalier astreignant, je l'abandonne le 6 décembre.

Mais, le 9 mai 1981, je récidive…

Ce soir, j'ai décidé de recommencer le journal, parce que ce sera curieux et drôle de relire ma vie de maintenant quand je serai adulte. Et puis je croyais que chaque jour il ne se passait rien. Mais ce n'est pas vrai : chaque jour on a toujours quelque chose qui nous marque, c'est comme si on vivait une vie entière.

De 1981 à 1984, j'ai noirci les pages de cinq cahiers d'écolier, essayant de magnifier mon existence en l'écrivant, essayant de faire de chaque tranche de ma vie un roman, un " vrai " livre…

3 septembre 1983. Voilà, mon premier 'livre' s'arrête et s'achève là. Espérons que j'aurai le courage de continuer. Car il y a encore des moments inoubliables qui m'attendent, et, pour qu'ils soient plus mémorables - les souvenirs arrivent à s'effriter - je les raconterai dans mes prochains journaux...

Le courage ne m'a pas suivi.

De 1985 à fin 1991, accaparé par les études, j'ai totalement abandonné mon cher journal... En 1989, je me suis acheté une caméra VHS vidéo que je n'utilisais presque jamais, sauf pendant les vacances, quand j'avais le temps... Ce que je faisais avec cette caméra vidéo VHS n'avait strictement aucun intérêt "artistique". L'ennui c'est que je n'y connaissais strictement rien, ni en photo, ni en art...

En mars 1990, je rencontre Antoine Parlebas, qui me fait découvrir l'art en général, et qui devient vite ma muse, ma source de références...

En décembre 1991, tenaillé par la peur d'attraper le sida et de mourir avant d'avoir laissé une trace artistique - le frère de mon meilleur copain de lycée venait de mourir et je venais de lire les derniers livres d'Hervé Guibert- je me mets à enregistrer d'une façon ou d'une autre ce qui m'arrive. Je prends un papier et un crayon, et commence à retranscrire faits et gestes au jour le jour. Je choisis aussi un matériau, inconnu pour moi, afin de capter au plus près ma réalité que je ne veux plus voir couler entre mes doigts : le son, par l'intermédiaire de mon téléphone-répondeur, branché sur ma chaîne hi-fi pour enregistrer le son des conversations... Dès ce moment, je savais que mon journal serait constitué d'au moins deux matériaux, l'écriture et l'enregistrement des voix, ou, si vous préférez, qu'il y aurait dans ma vie à la fois le journal écrit et le journal sonore.

Un jour de janvier 1992, désirant apprendre à faire des images de cinéma, j'achète au photographe d'en bas de chez moi une vieille caméra Super 8, une Minolta je crois. Dans les mois qui suivent, j'essaie d'apprendre à voir en lisant des livres sur le cinéma expérimental, l'art contemporain. Je découvre, par des écrits donc, l'existence de l'art corporel de Michel Journiac et de Gina Pane, puis le travail photo(bio)graphique de Sophie Calle et de Christian Boltanski. Mais les oeuvres qui m'intéressent sont difficiles d'accès, il m'est presque impossible de me confronter matériellement à elles, de les voir autrement que par des reproductions... La diffusion à la télé du film d'Hervé Guibert La Pudeur ou l'impudeur, est un choc pour moi : la vision du corps squelettique du corps de l'auteur que j'admirais, comme un coup de pied dans le cul, me presse à agir vite; je sais que, tôt ou tard, je vais entreprendre de faire de ma vie non plus un " livre " mais un " vrai film "... Une intuition qui sera confirmée par la vision d'un autre journal intime, lui aussi diffusé à la télé : Silverlake Life, A view from here, où un homme filme en direct la mort de son amant... En novembre 1992, à la Galerie Nationale du jeu de Paume, l'exposition Désordres me fait découvrir trois oeuvres d'artistes qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Vanitas : Flesh Dress for an Albino Anorexic, 1987, conçue par Jana Sterbak, me donne moi aussi envie de montrer ma chair à vif. Mais c'est surtout la vision de Walden (1969), le premier journal filmé de Jonas Mekas, et de The Ballad of Sexual Dependency (1982-1992), un diaporama de Nan Goldin, qui me donnent réellement envie de reconstruire ma vie au travers de l'histoire de l'autre, de son vécu... Ce n'est qu'après avoir découvert l'existence de la caméra-stylo de Joseph Morder (et des différents épisodes de son monumental journal-filmé en Super 8 sonore dont Un Chien amoureux) puis celle de la caméra cachée d'Abbas Kiarostami (Close up), à la fin de l'année 1992, que j'ai pris la décision ferme et définitive d'associer à mes deux précédents journaux, l'écrit et le sonore, un troisième journal : un journal filmé.

Débarrassé de mon mémoire de maîtrise d'anglais sur Terry Gilliam, pressé par le ministère de la jeunesse et des sports qui m'a alloué une bourse défi-jeunes en juin 1992 pour faire mon premier film, je passe à l'acte le mardi 2 mars 1993. Je mets une cartouche Super 8 sonore dans le ventre de ma caméra, et je donne naissance à ce qui va devenir les premières images de mon journal filmé...

Pourquoi le Super 8, pourquoi pas la vidéo, vous allez me demander ? Il est vrai qu'avec la caméra vidéo VHS que je m'étais achetée, j'aurais pu filmer tout le temps, presque à l'insu des gens (la caméra vidéo ne fait aucun bruit), et à un coût très bas. Je n'aurais pas été dépendant de cette lumière artificielle si difficile à modeler... Mais cette caméra VHS était vraiment trop volumineuse, trop lourde. Puis je trouvais la vidéo trop nette, trop propre. Je recherchais un format qui ressemblait à mon corps : fragile, tantôt net, tantôt pas net, en tout cas jamais en bonne forme. A l'aspect lisse, policé de la vidéo, je préférais me mettre dans la peau rugueuse du Super 8, avec ses gros grains, ses poils collés. Le Super 8 est à une échelle humaine, rejette la pureté. En Super 8, il faut faire vite. Je pensais que les gens que j'allais faire parler devant ma caméra, sachant que je tournais en Super 8, prendraient conscience qu'ils n'auraient qu'un laps de temps très court (deux à trois minutes) pour se vider, pour évacuer... Le Super 8 les obligerait à exposer sans trop réfléchir, et de façon concise, ce qu'ils auraient à l'intérieur. Avec le Super 8, je voulais entraîner mes proches dans ma course contre le temps liée à la peur du sida... En Super 8 le temps est compté, comme mon temps à moi. Enfin, surtout, ce que je voulais peut-être inconsciemment en tournant en Super 8, c'était retrouver l'atmosphère des films que faisait mon père dans les années 70...

Si j'écrivais mon journal intime, si j'enregistrais mes conversations téléphoniques, c'était avant tout pour moi, pour occuper mon temps, pour laisser une trace de moi, pour faire quelque chose de ma vie, comme beaucoup de diaristes d'ailleurs. Mais dès le moment où j'ai pris ma caméra Super 8 pour filmer ma vie, j'ai voulu que mes images soient projetées et diffusées au grand public. Dès le départ, je faisais mon journal filmé dans l'optique que les images soient un jour diffusées à une grande échelle... Mon projet au début des années 1990 était de réaliser des films-échanges de vie : il fallait créer une sorte d'échange, par l'intermédiaire d'un film, entre ma vie, celles de mon amant, de mes proches, des spectateurs inconnus. A l'époque, militant pour un art populaire dans un cinéma de Tours, mon ambition était de casser les frontières entre cinéma expérimental et cinéma industriel : je voulais tirer l'un vers l'autre de telle sorte qu'ils se confondent. J'avais à cette époque la prétention de m'inscrire dans l'histoire du cinéma expérimental en inventant une nouvelle forme de film-journal : le film-journal-narratif-classique-grand-public. Je me suis donc documenté sur les films-journaux déjà existants, notamment ceux de Jonas Mekas. J'ai lu plusieurs livres sur lui. Je me suis souvenu des images de Walden... J'aimais beaucoup la poésie de ses films, celle de l'homme, mais je ne me voyais pas faire un film-journal de plus de trois heures, comme Walden, dont le grand défaut pour moi est d'être, comme beaucoup de films expérimentaux, un peu trop long et élitiste. Désirant que le cinéma personnel soit un peu plus accessible, qu'il y ait un jour une sortie nationale du film-journal obtenu, désirant rencontrer un maximum de spectateurs, je voulais me démarquer des autres films-journaux existants... Je ne voulais pas faire une simple juxtaposition de morceaux de ma vie quotidienne, sans commencement ni fin, qui ne pourrait être comprise que par moi seul (qui peut comprendre les personnages qui apparaissent dans Walden sans une notice explicative ?), donc forcément égocentrique et nombriliste. Dès le départ, j'avais le désir ambitieux et mégalo de ré-inventer le cinéma : non seulement le cinéma expérimental, mais aussi le cinéma industriel et commercial d'art-et-d'essai, en inventant le film-narratif-classique-où-tout-serait-vrai. Je voulais que le cinéma industriel s'intéresse à ma vie, à la vie des petites gens, au caractère unique et singulier de chaque individu, que certains appellent idiotie... Je voulais aussi bousculer l'esthétique systématique des films qui sortent en salles, secouer les industriels du cinéma en 35 mm, leur balancer une image Super 8, sale ou laide à leurs yeux : quand on monte en Super 8, on monte dans l'original, et ce qu'on voit, c'est de la pellicule rayée, tachée, pleine de poussières en tous genres... Je voulais casser la "bonne forme" du cinéma, trop "pure", trop "propre" à mon goût, en gardant en mémoire cette phrase écrite par Jonas Mekas pour le Manifeste du New American Cinéma Group en 1960 : 

aux films bien faits, polis, cirés, reluisants mais faux, nous préférons des films rugueux, mal faits peut-être, mais vivants. Nous ne voulons pas de films roses, mais des films qui aient la couleur du sang

Je voulais montrer qu'une autre esthétique est possible, ni moins bonne ni plus mauvaise : l'esthétique des films de famille, avec ses surexpositions, ses sous-expositions, ses flashes d'images, son montage à la hache, ses changements brusques de mise au point, ses flous, ses tremblements, ses images qui sautent, ses bruits de micro...

Bien sûr, si je voulais que mon film-journal soit vu par le plus grand nombre, c'est parce que, dans un but militant, je voulais donner l'exemple d'une ouverture à l'autre. Ouvrir mon flux de conscience, montrer ce qu'on peut avoir à l'intérieur du crâne, les "marées de l'âme". Oser tout montrer ce qui se passe là-dedans, le fond des pulsions, l'amour, la tendresse, les pulsions sexuelles positives mais aussi les négatives, les sadiques, les cruelles. Bref, les pulsions de mort comme les pulsions de vie. Les mettre toutes sur le même plan, essayer d'analyser de l'extérieur, d'une façon clinique, comme un médecin-psychiatre, le pôle pulsionnel qui exprime la poussée des besoins corporels cherchant à se satisfaire. Essayer de faire éclater les interdits qui sclérosent bêtement, inutilement le corps... Mon désir de me débarrasser de ce qui entravait mon corps était tellement fort que mon ouverture à l'autre s'est transformée en ouverture de l'autre... J'ai voulu enregistrer l'éclatement des enveloppes hypocrites que portaient mes proches... En me libérant, j'ai aussi voulu libérer les membres de ma famille, libérer leurs maux, les faire parler, leur arracher les mots s'ils présentaient la moindre résistance (c'est pour cela que je suis un peu insistant avec ma sœur dans Omelette, ma sœur qui ne cesse de répéter 

qu'est-ce que tu veux que j'te dise de plus ? 

Sachez que pour mon film, il n'y a eu ni interrogatoire de police, ni torture. Et, s'il y a eu "violence", les rapports étaient consentants. Je ne veux pas avoir de maîtrise sur mon monde : je n'ai simplement aucune sorte de culpabilité "morale" vis-à-vis de ce que je demande à mes "acteurs". J'essayais simplement de donner l'image d'une ouverture de soi réciproque, d'un échange possible entre deux êtres humains. Intégrer dans une forme symbolique d'échange -le film- des morceaux de leur existence, ceux qu'ils veulent bien me donner (lettre du père dans Omelette). Valeur de transit, d'échange... Reprendre un terme anglais employé par les transsexuels : le transliving et l'appliquer d'une façon plus générale à ma conception des choses : passer d'une vie à une autre... Passer la caméra, la mettre entre leurs mains, me mettre à la place de leurs points de vue. Que mon journal devienne leur journal, que leur vie devienne ma vie, et vice-versa...

Pour que l'échange soit possible avec d'autres personnes que mes proches, il faut que l'ouverture de soi puisse être accessible au plus grand nombre. Échanger des morceaux de ma vie avec mes proches, mais aussi avec les spectateurs : je voulais casser la frontière entre eux et moi, l'écran de cinéma. Que ce miroir sans tain soit transformé en vitre transparente, traversée aussi bien par le regard des autres que par mon propre regard. J'avais l'intention de me filmer en train de les regarder en face, pour que l'expérience du film soit partagée dans les deux sens, qu'il y ait au moins un échange de regards... Je voulais les interpeller par mes mots, en leur parlant directement dans la bande-son du film, en leur disant "vous". Mon projet de vie au début des années 90 allait dans le sens d'un échange de vies : il fallait échanger, par l'intermédiaire d'un film, ma vie avec celle de mes proches et des spectateurs inconnus...

En mars 1993, j'étais enfin prêt à transformer la tranche de ma vie qui commençait en mon premier film-journal-narratif-classique-grand-public, calqué sur les règles canoniques d'écriture de scénario de fiction (exposition, nœud de l'intrigue, résolution). Ce qui impliquait pas mal de choses dès les prises de vues...

De la mise en scène tout d'abord. J'ai mis en scène mes proches : il fallait que je donne aux spectateurs les informations nécessaires au démarrage du récit. Ainsi, par exemple, dans Omelette, si j'ai filmé ma grand-mère en train de parler de sa "cécité", c'est pour faire un implant, selon les règles, c'est pour que le spectateur comprenne d'emblée dans l'exposition du film qui elle est, pour qu'elle devienne un vrai personnage de film, pour que je ne sois pas le seul à comprendre ses gestes et ses réactions. N'ayant jamais mis en scène, j'ai recherché des leçons de direction d'acteurs. En juin 1992, dans une interview donnée à l'occasion de la sortie de son film La Sentinelle, Arnaud Depleschin disait qu'il fallait toujours faire quelque chose aux acteurs. J'ai appliqué cette règle avec chacun des membres de ma famille, sans leur dévoiler toutefois le sujet de la conversation à venir, sans leur ôter aucune liberté, y compris celle de sortir du champ : j'ai fait mettre une perruque à ma sœur, j'ai fait faire des mots croisés à mon père, j'ai demandé à ma mère de lire un journal, à ma grand-mère de chanter La Java bleue... Moi-même, je me suis mis en scène. J'étais réalisateur mais aussi acteur. Pendant les prises de vue, je me prenais pour un comédien professionnel tournant un "vrai film de Cinéma" : la veille de chaque aveu, je répétais mes dialogues à venir en les inscrivant dans mon journal écrit. La veille de la visite à ma grand-mère, le 17 avril 1993, j'inscrivais dans mon journal écrit :

Je vais d'abord lui rappeler ce qu'elle m'a dit à propos de la chanson de Fréhel, et je vais lui dire : tu sais, moi, j'ai pas une amoureuse, mais un amoureux. Mon amoureux, tu le connais, c'est Antoine .

J'avais mal appris mon texte, puisque le lendemain, le 18 avril 1993, pendant la prise de vue, je n'ai pas employé exactement les mêmes mots :

Tu sais, tu te rappelles, samedi soir, quand on écoutait Fréhel, tu m'as demandé si j'avais une amoureuse. En fin de compte, j'ai pas une amoureuse, mais j'ai un amoureux, et mon amoureux c'est Antoine...

Je me rappelle aussi que j'avais prévu de lui dire la fameuse phrase :

C'est pas la troisième guerre mondiale de toute façon !

que l'on entend dans le film, pour dégonfler la tension causée par l'aveu, pour insuffler une touche d'humour au film à venir. Parfois j'appliquais les codes esthétiques du cinéma classique. Avec certaines personnes, je m'amusais à appliquer le fameux champ/contre-champ : je te filme, tu me parles; je te parle, tu me vois...

Pour que l'échange devienne un film-narratif-classique, il y avait aussi la nécessité de créer un problème. En effet, les "vrais" films de fiction, ceux qui sortent en salles, ne racontent pas en général du bonheur. Je gardais en mémoire, début mars 1993, le passage d'un livre de Pierre Jenn que je venais d'acheter, Techniques du scénario :

C'est parce que l'homme heureux n'a pas d'histoire que les ouvrages dramatiques donnent naissance à des personnages confrontés à de véritables difficultés.

Eugène Vale préconise que l'auteur interpose

une barrière entre le héros et la réalisation de son but, car une histoire sans combat ne sera jamais dramatique.

Même si le film jouait avec les codes des formats dits "amateurs", il ne fallait en aucun cas qu'il centre sa thématique autour du "privé institutionnalisé", comme le fait le film de famille : il fallait qu'il montre autre chose que ces événements heureux qui ne concernent que toute la famille et dont on se souvient avec plaisir (fêtes, baptêmes, mariages, etc.). Il ne fallait en aucun cas que ma caméra Super 8 devienne la caméra du bonheur…

Alors, comme

on ne fait pas en général de films sur des histoires heureuses

(dixit Patrice Chéreau), et que tout va bien pour moi (ou presque), il faut que je provoque dans ma propre vie le malheur qui soit le moteur du récit, ou que j'aille chercher en moi ce qui peut faire obstacle à mon désir, à mes désirs... Au début de l'année 1993, je me suis dit que ce qui pouvait poser problème était la révélation à mes parents de mon homosexualité... et d'Antoine que j'avais rencontré en mars 1990 et que je cachais dans mon placard depuis presque trois ans... Je me suis donc engouffré dans cette histoire dans le but de provoquer des problèmes, dans l'expectative de la réaction espérée négative de mes parents, celle qui justement pouvait faire obstacle. Ainsi, après avoir filmé pendant quelque temps des événements ordinaires, j'ai donc pris la décision d'annoncer à chacun des membres de ma famille, devant ma caméra, l'existence du "squelette de mon placard". Avec ce projet, je savais en plus que le spectateur allait inévitablement se poser la question :

comment les parents vont-ils réagir ?

Je savais que le suspense allait donner au film l'allure d'un thriller hollywoodien...

La réaction de la première personne filmée - ma mère - ne fut pas celle que j'attendais mais elle me combla entièrement puisqu'elle causa réellement problème. En dévoilant son secret, elle aussi, elle me causa d'autres problèmes qui s'ajoutèrent à celui dont je venais de me libérer en partie, et qui, ô joie, alimentèrent le moteur de mon récit sur le point de patiner... Le récit allait maintenant carburer sec. Oui, avec ces nouveaux problèmes offerts par ma mère, je venais de faire le plein pour mon film... Il ne fallait en aucun cas laisser couler entre mes doigts cette matière noire, ce nouveau fiel, ce nouveau fuel indispensable à mon récit, il fallait tout enregistrer... Je me suis mis alors à noircir des pages et des pages de mon journal intime, à guetter les moindres discussions problématiques avec les membres de ma famille, enregistrant les flux méandreux et tourmentés de ma conscience secouée, grossissant démesurément sous le choc des problèmes qui n'existeraient pas sans le projet du film... Les problèmes étirés jusqu'au bout prirent fin le 20 août 1993, date à laquelle mon homosexualité ne sembla plus être un problème pour mes proches... La fin des " malheurs " fut aussi la fin de mon récit : libéré des problèmes que j'avais provoqués, je n'avais plus rien à raconter... et je tenais enfin entre mes mains la matière principale de mon premier film... qu'il fallait alors mettre en forme au plus vite.

Le premier montage s'est fait en deux mois, septembre-octobre 1993. Étant donnée l'optique grand public désirée, il était bien évidemment impossible que je montre le journal filmé, c'est-à-dire toute la pellicule telle qu'elle est sortie de la caméra, brute, à chaud, comme le veut Mekas :

Tenir un journal filmé (à la caméra) revient à réagir (avec votre caméra) là, maintenant, tout de suite. Si vous ne le saisissez pas maintenant, vous ne le saisirez jamais (...). Pour le saisir tout de suite, (...) (la Bolex) doit enregistrer la réalité à laquelle je réagis et elle doit également enregistrer mon état d'esprit (...) à mesure que je réagis. Cela suppose également que j'ai dû établir toute la structure (le montage) sur place, pendant le tournage, dans la caméra.

Il était hors de question que je choisisse cette radicalité qui fait fusionner le journal filmé et le film-journal...que le journal-filmé soit le film fini. Dans un premier temps, à partir des 59 bobines brutes, il a fallu faire un choix... J'ai donc laissé de côté toutes les scènes qui ne faisaient pas partie de l'histoire proprement dite, comme la réaction filmée de ma grand-mère après lui avoir montré les images de mon journal (voir Les Anges dans nos campagnes). Dans un deuxième temps, je n'ai gardé de mon journal filmé que quelques scènes tournées en direct. Mais la plupart d'entre elles ont été retouchées, soit pour y inclure d'autres images, soit pour couper les temps morts. Seules les bobines de l'aveu au père et celles de l'aveu à la grand-mère restent intactes dans Omelette.

Mon intervention ne s'est pas résumée à couper à l'intérieur d'une bobine, elle a aussi consisté à coller des sons nouveaux sur la bande-son enregistrée en direct.

Dans un troisième temps, il a fallu que je reconstitue certains événements, que je tourne des scènes après coup. Cela est dû en partie au format choisi qui n'est pas un matériau facile. D'abord, le Super 8 est un matériau qui coûte cher, je n'ai pas pu tout filmer pour des raisons d'économies, je n'ai pas pu appliquer l'équation caméra=œil qui est normalement celle du journal filmé. J'avais tendance à ne filmer que les moments importants pour l'histoire, si bien que d'autres sont passés à la trappe : ceux qui, anodins au moment où je les vivais, se sont avérés finalement, au moment du montage, indispensables à la bonne compréhension des événements. La scène du petit déjeuner dans Omelette, par exemple, a été vécue mais non filmée, il a donc fallu la rejouer devant la caméra, plusieurs fois, comme pour un film de fiction, ce qui va à l'encontre de la tradition du journal filmé selon Jonas Mekas. Selon lui, le diariste s'attaque à une réalité qu'il n'est pas question de remettre en scène : revenir filmer plus tard équivaudrait à

reconstruire la scène, les événements comme les émotions.

Il faut aussi rappeler que le Super 8 est un matériau moins pratique que la vidéo. Avec une pellicule Super 8 sonore 40 ASA on ne peut pas filmer n'importe où, il faut des éclairages qui empêchent de filmer, surtout dans un endroit public comme un café. Par ailleurs les scènes de reconstitution existent parce que le projet de faire un film sur ma vie ne s'est pas passé comme je l'avais souhaité. La vie a pris le dessus sur le film, elle l'a écrasé pendant un certain temps. En effet, je me suis retrouvé pris à mon propre piège. J'avais provoqué des problèmes pour en faire un film, et, embourbé dedans, je suis devenu incapable de les injecter dans le moteur de mon récit, de garder ma caméra à la main tout le temps pour en noter leurs moindres répercussions... Si bien qu'après coup, trop occupé à me démêler de mon méli-mélo familial, j'ai dû rajouter certains plans sans grande importance mais nécessaires pour donner une facture de film-narratif-classique, pour mettre en place une narration efficace. Les plans où j'apparais en chair et en os, par exemple, sont là pour permettre au spectateur de s'identifier à mon personnage. Avec le journal filmé, j'aurais dû choisir logiquement le procédé de la caméra subjective. Mais l'expérience a montré que dans le cinéma classique il faut toujours présenter le corps du héros avant de montrer ce qu'il voit pour que l'identification ait lieu.

Les seuls morceaux utilisés de mon journal sonore pour Omelette sont les quelques minutes de la conversation téléphonique entre ma sœur et moi, discussion qui dans la réalité a duré plus d'une demi-heure. Ces bribes de conversation sont indispensables à l'histoire, car c'est par ces propos de ma sœur que l'on apprend les véritables réactions des membres de ma famille, des réactions qui posent problèmes a posteriori et qui font donc avancer le récit sans que le spectateur ne s'en rende compte. D'autres extraits de mon journal sonore auraient été complètement inutiles au récit, à part peut-être pour l'effet comique... Même si mon journal sonore est celui qui est le moins présent dans le film, c'est celui qui prend le plus d'importance dans le projet initial du personnage principal de Omelette, c'est celui qui le fait atteindre son but : la quête (naïve) de la vérité. En effet, grâce à ce journal sonore, ignoré des membres de ma famille qui ne savaient pas que je les enregistrais à leur insu avec ma platine-cassettes, j'apprenais ce qui s'était passé entre les prises de vue, le choc causé à ma grand-mère, ses pleurs au téléphone, etc. Je découvrais que les réactions étaient faussées par la présence même de la caméra; que, face à une caméra, celui qui répond a conscience de le faire aux yeux d'un public virtuel... Face à la caméra les gens choisissent leur personnage, se mettent en scène eux-mêmes, et essaient la plupart du temps de se montrer sous leur meilleur éclairage, de paraître positifs, tolérants... Le journal sonore, en étant un équivalent peu onéreux de la caméra cachée, est devenu alors pour moi le journal numéro un, celui qui m'est le plus cher, celui qui me rapproche des gens.

Quant au journal écrit, c'est de lui que j'ai tiré la matière principale d’Omelette, c'est lui qui constitue véritablement sa chair première. C'est après la déclaration de ma mère que je me suis mis à écrire, beaucoup, dans l'urgence, dans le but de ne rien perdre. Thérapeutiquement, ça m'aidait, bien sûr, de formuler par des mots ce que je ressentais, de mettre à distance ma douleur, mais ce que je voulais surtout faire, c'était développer au mieux les questions qui se posaient à moi, ne pas laisser s'évaporer l'essence même du récit à venir.... A force d'écrire et d'écrire, affairé à grossir mes problèmes, j'en ai oublié ma caméra. Dans un sentiment d'urgence, je n'avais pas le temps de tout faire : filmer, noter mes pensées et vivre en même temps ! Par exemple, j'ai oublié de me filmer en train d'écrire mon journal écrit, assis sur mon lit, dans ma chambre... scènes qu'il a fallu rajouter après coup, qu'il a fallu reconstituer juste pour pouvoir poser le texte que j'avais écrit, comme celle du bord de Loire pour le journal sonore... La voix-off d’Omelette a été construite entièrement sur la base de mon journal écrit. Certaines phrases, entendues dans le film, en sont intégralement extraites, mais souvent, les phrases étaient trop longues, trop alambiquées, il a donc fallu les retravailler, les refaçonner pour les faire coller au tempo d'un montage vif et rapide. Ainsi, le passage qui suit, intégralement extrait du journal, était intéressant mais trop long, il aurait ralenti le rythme.

Papa, vu de dos, devant une fenêtre. Sur une table, un magnéto. Texte que je vais lire et enregistrer : "Il va falloir faire vite. Tu vas peut-être être étonné que ce soit cette voix enregistrée qui s'exprime à ma place, mais là, en ce moment-même, si c'était moi qui parlais, je risquerais de ne pas trouver les bons mots. Alors voilà, je vais te dire ce que j'ai déjà annoncé à ma mère, ma sœur et ma grand-mère. Tu m'as rarement vu avec une fille, tu crois peut-être que je suis discret... Mes amours ne sont pas celles que tu crois... Enfin, en clair, je n'ai pas une copine, mais un copain. C'est un peu brutal mais il fallait bien crever l'abcès un jour. Comme avec maman, je voulais filmer ton visage en te révélant ça, mais je ne peux pas, et tu vas comprendre pourquoi... Quand je l'ai dit la première fois, maman m'a parlé de toi. Elle m'a avoué que toi aussi il t'était arrivé d'aimer un homme. Au début, j'ai été un peu perturbé. D'abord, en quelques secondes, je découvrais votre vie à tous les deux... et, par là même, je réalisais à quel point la barrière qui s'interposait entre toi et moi est absurde. Je découvrais tout ce à côté de quoi on est passés, tout ce qu'on a loupé. J'ai aussi été très perturbé parce que j'ai réalisé que filmer ton visage aurait pu te faire très mal, toi qui a toujours vécu caché. J'étais malade, rien qu'à l'idée de t'exclure de mon premier vrai film, toi dont les films Super 8 m'ont donné envie de faire du cinéma... Et puis j'ai trouvé la solution. J'ai décidé de te filmer le dos et de te donner le choix : Premièrement, si tu te retournes, ça voudra dire que tu m'acceptes tel que je suis, que tu t'acceptes toi-même, ça voudra dire que je pourrai enregistrer notre conversation. Deuxièmement, si tu ne veux pas te retourner, ça voudra dire que tu n'es pas prêt au dialogue, que tu n'es pas prêt à essayer de rattraper le temps que nous avons perdu. Alors maintenant libre à toi de te retourner ou pas. Dépêche-toi, car le temps passe vite, et je n'aimerais pas que tu te retournes quand tout sera épuisé, quand le film sera fini.

Passage résumé dans le film de la façon suivante :

Pendant que je filmais le couple, un bonhomme s'est installé sur le bord de la Loire. C'est en voyant ce bonhomme de dos que j'ai eu l'idée de la fin du film. Je vais filmer mon père de dos, je vais lui dire ce que j'ai à lui dire, et je vais lui demander de se retourner. S'il se retourne, ça voudra dire qu'il n'est pas prêt à rattraper le temps perdu.

La plupart des passages de mon journal écrit 1993, concernant la "période Omelette", auraient pu faire l'objet de certaines séquences dans le film si je n'avais pas choisi l'optique d'en faire un film grand public... politiquement correct. J'ai exclu des scènes crues évoquées dans mon journal écrit qui, si elles avaient été traduites en images, auraient été carrément pornographiques :

Jeudi 15/4/93 J'arrive à oublier totalement Antoine, alors que, sans lui, je ne serais rien du tout, je serais inexistant, mort. Avant-hier soir (mardi soir), on a fait l'amour pour la première fois ou presque sans préservatif. Du moins c'est la première fois que je l'ai pénétré sans préservatif. Tout en prenant soin quand-même de me retenir jusqu'au bout, au cas où le test du moins de février n'aurait pas marché. C'est vrai que c'est quand-même plus agréable sans, il y a le contact de peau à peau, de chair à chair, de bite à entrailles... J'ai peur de lui avoir fait trop mal, de l'avoir déchiré mais, psychologiquement, il était tellement plus heureux qu'avant. A la fin, j'ai répandu mon sperme sur ses reins et sur le bas de son dos, puis je me suis allongé sur lui, épuisé. Je sentais dans mes bras et dans mes mains des picotements parcourir mes nerfs. La détente.

Cette scène évoquant un acte sexuel, si je l'avais reconstituée avec Antoine, aurait peut-être incité la commission de censure à classer X le film ou bien à l'interdire aux moins de seize ans, ce que je ne voulais surtout pas, estimant que le film devait aussi toucher les adolescents, ceux qui ne parlent jamais à leurs parents. Par ailleurs, elle aurait pu choquer certaines personnes intolérantes, alors que je faisais tout pour parler le même langage qu'eux, gardant toujours en mémoire, le temps du montage, ces mots de Jean Genet :

Ayant à dire des choses si singulières, si particulières, je ne pouvais les dire que dans un langage connu de la classe dominante, celle que j'appelle 'tortionnaires' (...). Il fallait qu'ils m'entendent, et pour qu'ils m'entendent, il fallait les agresser dans leur langue.

Tous mes journaux ont tous été retouchés. Ma vie brute, captée à chaud, a été remodelée. Le premier montage, en septembre-octobre 1993, a donné un film Super 8 d'une heure vingt intitulé Omelette (Nez-de-pied), qui est le film-journal préféré : c'est celui que nous avons monté ensemble, Antoine et moi, dans mon appartement de Tours, avec ma visionneuse Super 8, en dehors de tout impératif de temps ou d'argent, peu de temps après le tournage. En voyant ce film, Yann Beauvais, alors responsable de Lignt Cone, coopérative de cinéma expérimental qu'il avait fondée en 1982 avec Miles Mc Kane, a décidé de le distribuer. J'ai donc fait réaliser une copie Super 8 dans un laboratoire non-professionnel de Hollande, copie qui a été projetée d'abord sur les lieux de tournage, à Tours, puis, pour la première fois à Paris le 17 mai 1994 au cinéma L'Entrepôt, dans le cadre des séances Scratch. Le même jour, ce 17 mai 1994, je rencontre Alain Burosse, directeur des programmes courts de Canal +, qui me demande si j'accepte de faire un autre montage d’Omelette (Nez-de-pied), une version courte de 24 minutes qu'il me propose de diffuser dans le cadre grand public qui lui est réservé, le magazine L'Œil du cyclone. J'accepte sa proposition, pensant toucher assez vite un maximum de personnes, étant diffusé sur une chaîne nationale, en clair, et à une heure de grande écoute (un samedi à 13 heures trente). La nouvelle tranche de vie s'intitulera Les Anges dans nos campagnes, elle sera diffusée le 17 décembre 1994.

En 1997, grâce à l'argent que je viens de gagner avec Canal +, je fais gonfler Omelette (nez-de-pied) en 16 mm, après avoir effectué quelques coupes à la demande d'une des personnes filmées qui ne veut pas que certains morceaux de sa vie soient exposés dans le cadre d'une diffusion "grand public"... La nouvelle version s'intitule tout simplement Omelette. Omelette (1997) sortira en salles le 14 janvier 1998, puis sera diffusée sur Canal + en avril-mai 1999...

En juin 1994. Un garçon me prend la main dans un lit et m'entraîne dans l'aventure de ce qui va devenir Les yeux brouillés. Dans ce film, l'ouverture va plus loin. J'y exprime encore plus clairement les pulsions agressives de mon inconscient, mais qui sont toujours mêlées de tendresse. L'échange de vies est plus visible. Les morceaux de vie ou d'intimité qu'on m'offre spontanément sont bien sûr mélangés au film : il peut s'agir de lettres-objets qu'on m'envoie (le " dessin animé " de David ou la vidéo de la chorégraphie de Matthieu Doze), ou d'images qu'on me donne (comme celles du film Super 8 de Grégory Alexandre)... Les rencontres d'inconnus que je fais par l'intermédiaire du premier film sont intégrées dans le deuxième film. Les Yeux brouillés est le pendant de mon premier film : il en est la continuité, en racontant les premiers pas d’Omelette (Nez-de-pied), et la suite des aventures de Rémi Lange, d'Antoine et de leurs proches, mais il peut aussi être vu de façon autonome. Ce film participe comme les autres de mon désir d'inscrire ma vie sur des supports qui durent, à mon

désir de constituer des séries dans le temps

comme le dit Philippe Lejeune.

S'il y avait un rapprochement à faire, ma série autobiographique ressemblerait à une série télévisée comme La Petite maison dans la prairie, que je regardais assidûment quand j'étais petit... Comme j'ai provoqué les problèmes pour Omelette (Nez-de-pied), j'ai aussi provoqué cette crise amoureuse : j'ai intercalé entre Antoine et moi le garçon qui m'a pris la main pour créer probablement l'obstacle au désir, le malheur qui est l'essence même de tout récit. Ce que je dis dans le film est là surtout pour créer du malheur, pour créer une tension, un suspens. Pour faire de ma tranche de vie une sorte de thriller, un thriller sentimental. Je me mets en scène : Rémi Lange joue un rôle, celui du garçon à problèmes. Le reflet que je donne de moi est plus noir que l'original, que le modèle de départ. Je noircis mon tableau, mon autoportrait pour le rendre plus dramatique, je transforme mon vécu pour mettre en place une narration encore plus efficace... Mais, comme j'ai pu le lire dans je ne sais plus quelle revue de cinéma,

l'essence de l'art n'est-il pas de 'brouiller le réel' pour mieux se l'approprier ?

A partir de mes trois journaux, j'ai essayé encore une fois de faire un film-narratif-classique-accessible au plus grand nombre. Les scènes de dialogues en direct sont toutes issues de mon journal filmé et de mon journal sonore, elles sont toutes "vraies ". Pour Les Yeux brouillés, j'avais pris l'habitude d'enregistrer mes conversations avec un petit dictaphone. Dans le film, la conversation avec Antoine dure en réalité bien plus longtemps. Par ailleurs, de nombreuses scènes ont été reconstituées, pour pouvoir poser ma voix-off, étaler mon flux de conscience, exposer ma vie intérieure. Même si Les Yeux Brouillés va encore plus loin dans la mise à nu qu’Omelette, j'ai essayé de ne pas tomber dans le film X, même si je n'avais aucune raison cette fois-ci de faire du "politiquement correct" : s'il y a acte d'amour, la pénétration est cachée par un drap pudique, comme au bon vieux temps des premiers nus au cinéma... Grande nouveauté : certaines séquences ont été puisées dans le journal filmé tourné pendant la "période Omelette", comme la fameuse scène de l'anniversaire d'Antoine que j'avais exclue de mon premier film. Contrairement à celle de mon premier film, la voix-off de Les Yeux brouillés n'est pas issue (ou si peu) de mon journal écrit que je n'ai presque pas tenu pendant les prises de vue. Le texte que l'on entend dans le film a donc presque été entièrement construit pendant le premier montage en avril-mai 1995, qui est juste une représentation possible de ce que nous avons vécu en juin-juillet 1994.

Comme pour Omelette, il existe un autre montage des mêmes événements, réalisé pour la sortie nationale du 21 juin 2000, une version plus courte que le film monté en 1995. La toute première version en Super 8 (que l'on pourrait appeler du coup Les Yeux brouillés - version longue) a été projeté quatre fois, dans un milieu underground (9èmes Rencontres du Cinéma Indépendant de Châteauroux où elle a reçu le Prix du Public, Festivals du film gay & lesbien de Paris, de Bruxelles, café Le Café de Tours, etc.) C'est une version plus libre que la version 2000 en 35 mm : elle en dit plus sur le personnage David, elle ne cache pas son visage, ne dissimule pas son passé...

Pour la tranche de vie mars 1993-août 1993, il existe plusieurs films : Omelette (nez-de-pied) (1993), Les Anges dans nos campagnes (1994), Omelette (1997).

De même, pour la tranche de vie juin-juillet 1994/mars 1995, il existe deux films : Les Yeux brouillés- version longue (1995), Les Yeux brouillés (2000)...

Retravailler plusieurs fois sur chacune des crises que je provoque... Voilà ce à quoi je suis condamné. Ça va durer encore longtemps cette histoire ? Pour la fin de la trilogie (peut-être que ce sera une vraie série télévisée un jour !), je vais éviter de me refaire avoir : j'ai déjà prévu qu'il existera deux versions de la tranche de vie que je vais vivre. C'est mon projet qui me tient le plus à cœur en ce moment : je vais réaliser un film-journal avant même de faire un journal filmé, avant même de vivre les événements qu'il décrira.

Dans un premier temps, je vais m'inventer une histoire à problèmes, une autre crise, l'écrire sous forme de scénario, la mettre en scène devant une caméra avec des comédiens (dont Antoine et moi), puis je la montrerai comme la suite logique d'Omelette et de Les Yeux brouillés (si personne ne m'en empêche !). Ce sera un faux film-journal qui s'intitulera peut-être Comment faire en enfant à Françoise Létoile.

Ensuite, je reprendrai le même point de départ que l'histoire de ce film (qui sera sûrement "jeune couple d'hommes recherche une femme pour faire un enfant... et un film en même temps") et je l'appliquerai dans la vie réelle pour en faire un vrai film-journal cette fois-ci. Je pourrais d'abord vivre les événements, puis en tirer un vrai film-journal, puis ensuite les transformer en fiction. La variante choisie me permettra de faire travailler mon imagination sans que celle-ci ne soit influencée par ce que je vivrai, par ma réalité...

Pour chaque tranche de vie choisie, il existera donc plusieurs films, plusieurs représentations différentes des mêmes événements... En imaginant toutes ces tranches de vie collées les unes aux autres, je me dis, dans une mégalomanie extraordinaire (ou un désespoir hors du commun, c'est comme vous voulez), que je serai peut-être... la seule personne au monde à remodeler toujours et encore la même histoire, son histoire. Comme dirait Antoine Parlebas, je suis peut-être condamné à être  

la Pénélope du journal intime, la Pénélopette...

Un des plus beaux textes sur le " je ", c'est celui de Diderot commentant son portrait de Van Loo :

Mes enfants, je vous préviens que ce n'est pas moi (...). J'ai un masque qui trompe l'artiste ; soit qu'il y ait trop de choses fondues ensemble ; soit que les impressions de mon âme se succédant très rapidement et se peignant toutes sur mon visage, l'œil du peintre ne me retrouve pas le même air d'un instant à l'autre

("Salon de 1767, in Œuvres esthétiques, Garnier, Paris, 1965, P512" cité par Nicole Brenez dans Je est un film, Saint-Sulpice-sur-Loire, Association des Cinémas de l'Ouest pour la recherche, 1998, p. 30).

Là, il s'agit d'un portrait. Mais le problème serait le même dans le cas d'un autoportrait. Qu'arrive-t-on à saisir de soi quand on réalise son propre portrait, quel que soit le matériau choisi ? Une image qui ne reflète que de loin ce que l'on croit être au moment où on la crée... Jenny Saville réalise des autoportraits loin de ce qu'elle est en réalité, qui mettent en valeur le corps volontairement déformé :

Jenny Saville s'étend sur une plaque de verre, fait photographier ses plis de chair ainsi accentués, qu'elle peint ensuite en d'informes autoportraits (...). Saville évoque Bacon et ses silhouettes torturées. Un corps en souffrance, en ébullition, qui se phagocyte.

(Jade Lindgaard & Jean-Max Colard, Les Inrockuptibles, du 28 juillet au 17 août 1999)

Jonas Mekas disait, à propos de New-York :

En vérité, je filme mon enfance, pas New-York (...). C'est un New-York fantasmé, une fiction.

Qu'on filme un plan très simple ou non, l'écran de cinéma est donc un miroir déformant. Le plan le plus universel qui soit est la marque d'une subjectivité : ce n'est pas la réalité, mais ce sont les choses telles que je les vois. La réalité, je me la fabrique. La réalité n'est pas la même d'une personne à l'autre :

La réalité est non réductible au principe de l'étant donné, elle se provoque : elle n'existe que pour être investie, fouillée, parcourue en tous sens. La réalité est une somme de faits, de manières d'êtres, de représentations

écrit Paul Ardenne dans Pratiques contemporaines, l'Art comme expérience (Paris, DisVoir, 1999). Dans ce même livre, on peut aussi lire, de la plume de Pascal Beausse, les phrases suivantes :

L'image brute du réel n'existe pas, elle est mythique : la fiction est au cœur du réel dès lors qu'il est représenté. Tout acte de représentation du réel participe de sa mise en scène.

Je ne suis pas un diariste normal qui se contente d'enregistrer machinalement, techniquement le pouls de son quotidien. Je suis un manipulateur qui transforme sa réalité pour qu'elle ne soit plus une simple juxtaposition nombriliste de morceaux de vie quotidienne, qui ne regarde que moi. Mon but : transformer mon vécu, sous une forme ou une autre, pour qu'il devienne accessible au spectateur moyen. Essayer de

créer de la valeur sociale, partagée dans le lien établi avec la réalité

(Paul Ardenne, op. cit.), ne pas se condamner au perpétuel retour sur soi solipsiste. Comme dirait Antoine,

il n'y a pas de réalisme en art,

 surtout pas dans le cinéma de l'intime...

Il ne faut confondre le fait réel et sa représentation .

Même si, dans le cas d'une autobiographie, l'auteur-narrateur-personnage ne font plus qu'un, sachez que le Rémi Lange que vous voyez et entendez dans chacun de ses films n'est pas le vrai Rémi Lange, c'est juste une image qu'il s'est donnée de lui-même. Je ne suis pas complètement celui que vous voyez à l'écran, le jeune homme "généreux" ou "cruel", pour reprendre des adjectifs employés par des journalistes à la sortie nationale d’Omelette en 1998. Et comme dirait encore Antoine,

John Wayne n'a pas tué tous ces mauvais Indiens !

Ce qui apparaît de quelqu'un dans un journal n'est pas la personnalité, mais seulement une partie, un élément de la personnalité, la partie interdite, refoulée, compensatoire, etc. En fait la personne est beaucoup plus compliquée que ce qu'on voit dans un journal.

Les gens pensent en général que le journal est un document fiable sur une personne. Ce n'est jamais vrai. C'est un élément d'un puzzle, qui joue une fonction dans tout un système de représentation de soi. (Philippe Lejeune, Je est un film, op. cit., p. 23).

A la connaissance des scènes de reconstitution, de mon désir de créer une véritable transformation de mon vécu, vous allez peut-être reprocher son manque d'authenticité à chacun de mes films. Mais je n'ai jamais promis d'éviter tout effet d'artifice, de mascarade, comme s'y engagent Jean-Jacques Rousseau lorsqu'il ébauche Les Confessions et Eugène Delacroix à la toute première page de son Journal.

Je serai vrai, je le serai sans réserve, je dirai tout : le bien, le mal, tout enfin...

(Jean-Jacques Rousseau dans Les Confessions, cité par Yann Beauvais, Jean-Michel Bouhours, Le je filmé, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1995, p. 1987)

Je mets à exécution le projet formé tant de fois d'écrire un journal. Ce que je désire le plus vivement, c'est de ne pas perdre de vue que je l'écris pour moi seul; je serai donc vrai, je l'espère ; j'en deviendrai meilleur.

(Eugène Delacroix au début de son Journal, cité par Pierre Pachet, Les Baromètres de l'âme, Naissance du journal intime, Paris, Hatier, 1990, p. 117)

Je n'ai pas non plus, sur la sincérité de témoigner intégralement de son moi dans un film-journal, cette "candeur" de Dominique Cabrera :

Le travail ça doit être d'essayer que le cadre soit le plus sincère, le plus honnête possible. Il y a un contrat avec le spectateur, surtout dans ce type de films, et avec soi-même aussi.

(D. Cabrera interviewé par Bernard Rapp à propos de son journal Demain et encore demain, Le Cercle du Cinéma, 28 janvier 1998, diffusé sur France 2).

Je n'estime avoir aucun contrat d'honnêteté vis-à-vis du spectateur. Pour moi le journal intime est le lieu de la transformation: qui doit être la plus libre possible. Même si certains ont pu penser que ce qui caractérise Omelette est le ton de

la confession filmée ,

pour autant le film-journal n'est pas pour moi un confessionnal, et quand je parle dans le film, ce n'est pas pour dire " toute la vérité, rien que la vérité " comme devant un juge.

Je dis la vérité, mais pas toute

disait Lacan. Il n'existe pas de règles interdisant le déguisement allégorique ou l'interprétation dans le journal intime. Il n'existe d'ailleurs pas de règles d'écriture du journal qui est

le genre le plus libre, le genre des genres, un genre qui n'en est plus un à force d'accueillir tous les autres. (...) Tout est possible, tout est discible.

(Dominique Noguez, Jonas Mekas, Galerie Nationale du Jeu de Paume, 1992).

Tout est possible, même une Autobiographie d'un menteur...

J'ai besoin d'un socle de vérité. Sur ce socle, mon plaisir est de couler quelques particules de mensonges, comme une greffe, un point de suture : comme une collure transparente, entre deux films différents, fait croire qu'il s'agit d'un même film.

(Hervé Guibert, Libération, 20 octobre 1988).

Omelette, Les Yeux Brouillés et leurs doubles ne sont ni des documentaires (sur moi et sur mes proches), ni des films de fiction. Chaque film est juste un dosage particulier entre le vrai et le faux, entre le "réel" et sa manipulation : la fiction. Avec ses scènes reconstituées et sa mise en scène, je me sens plus proche du récit autobiographique remis en scène (que Philippe Lejeune appelle "autofiction") que du prétendu cinéma-direct/cinéma-vérité.

A partir d'une imbrication de mes trois journaux, de mises en scènes, de reconstitutions, j'ai essayé de trouver la forme qui me convient le mieux : celle du "film-journal-narratif-classique-grand-public ", j'ai essayé de créer, naïvement sans doute, un échange par l'intermédiaire de plusieurs films : ÉCHANGE DE VIES/VÉCUS VIA DES FILMS-JOURNAUX. Maintenant, par l'intermédiaire de performances, d'actions, j'aimerais créer un échange symbolique de corps. Un vieux projet qui germait depuis 1993, depuis Omelette (nez-de-pied), où le travail sur le corps était déjà sensible...

J'ai commencé à filmer pour laisser une trace, des traces de ceux qui vont bientôt rejoindre la mort, et par la même peut-être de ma vie.

C'est ce que j'écrivais dans mon journal en 1993. A cette époque, je voulais garder une trace de mon corps, le filmer dans tous ses états : quand il mange, quand il baise, quand il fait caca (comme dans Oui mais, j'ai envie, film Super 8 de Pierrick Sorin), quand il souffre aussi... Dans Omelette je dis :

Je ne peux qu'aimer ce que tu fais, puisque c'est la voix de mon sang.

Je mettais mon vécu, mon expérience de la réalité, et le sang au même niveau... Dans le plan où on entend cette phrase, et où je filme le soleil, je prends la lumière comme on prend le pouls, je la vois comme un battement de cœur... Il y a d'abord la présence à l'image du corps que celui qui filme. Il y a la nécessité que le corps de l'auteur soit réellement dans un plan de temps en temps. Une attestation indispensable, pour l'identification du spectateur au "personnage" qui est à l'écran, mais aussi pour soi-même : ceci est mon corps, en ce jour et ce lieu, le hic et nunc du diariste. Il y a aussi le corps en creu. La volonté d'inscrire le corps dans le rythme de la prise de vue, des effets d'enregistrements, de surimpression : l'image devient le prolongement du corps. C'est pour cela que j'ai tenu à ne pas fixer la caméra sur un pied, à la tenir à la main pour filmer l'éclatement du corps, ses moindres tremblements. Je considère faire partie du courant du cinéma de l'intime qui s'intéresse selon Nicole Brenez à

L’exposition infinie du corps,

au

Cinéma de l'organe

(in Je est un film, op. cit.).

Oui, j'aime filmer le corps qui exulte, qui éclate, qui se débarrasse des interdits sociaux, des scléroses causées par les tabous de la société.

L'homme est malade parce qu'il est mal construit (...). Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l'aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté

disait Artaud dans Pour en finir avec le jugement de Dieu. Une de mes sources d'inspiration est le Théâtre de la cruauté, qui est devenu performance : mes films sont en quelque sorte des performances filmées où je mets mon corps dans des situations extrêmes...

J'aimerais évoquer ici (je crois que le moment est venu) l'art corporel qui m'a profondément marqué. En 1970, Gina Pane réalise son action Blessure théorique : une lame de rasoir est successivement utilisée pour découper un papier, fendre un tissu, et inciser un doigt. Dans sa LETTRE A UN(E) INCONNU(E) Gina Pane explique :

Si j'ouvre mon corps afin que vous puissiez y regarder votre sang, c'est pour l'amour de vous, l'autre.

Je veux simplement préciser ici que ma "performance" à moi (si " parler à ses proches " est considéré comme une " performance ") est aussi à prendre comme une ouverture, au sens chirurgical, clinique du terme; une ouverture non pas de mon corps mais de mon flux de conscience, ouverture réalisée pour la rencontre et l'échange, pour l'amour de l'autre. Ouverture symbolique donc, même si les ouvertures concrètes du corps dans les films sont nombreuses... Doigt qui saigne, visage écorché dans Les Yeux brouillés. Le corps dénudé dans Omelette : allusion au sida qui met à nu les corps, qui vient d'Hervé Guibert bien entendu. Le corps malade, pathologique, le corps décharné avec la présence du cadavre en latex dans les deux longs métrages... Mais la référence majeure pour moi est la Messe pour un corps de Michel Journiac, que j'ai découverte réellement lors de l'exposition Hors Limites au Centre Georges-Pompidou fin 1994. La Messe Pour un corps est une action qui a eu lieu le 6 novembre 1969 à la galerie Donguy. Elle a été décrite comme

une parodie de messe, un rituel au cours duquel Journiac donne à ingérer des rondelles de boudin noir fait avec son sang.

(in L'Art au corps, Réunion des Musées Nationaux, Marseille, 1996).

Pour moi, la Messe Pour un corps de Journiac est un des rares cas dans l'histoire de l'art où le corps a été appréhendé en termes d'échanges. C'était une conception moderne libératrice, émancipatrice du corps, qui ne négligeait pas la dimension sociale. Une conception qui impliquait une confrontation directe au corps de l'autre, un dialogue à instaurer. C'est à ce moment-là que le corps est devenu une entité de dépassement, un apprentissage des limites... J'aime cet art corporel, même s'il est vite devenu excluant, même si les performances qui s'y pratiquaient ne sont pas forcément devenues "partageables" : la participation du spectateur s'est parfois fait attendre. Depuis que j'ai vu l'enregistrement vidéo de cette Messe Pour un corps, en 1994, j'ai découvert d'autres artistes qui m'ont donné encore plus envie de travailler dans le sens non plus d'une ouverture du corps, mais dans celui de la modification du corps. Fin 1994, aussi, je suis tombé sur cette phrase d'Artaud :

Je hais et abjecte en lâche tout être qui accepte d'avoir été fait et ne veut pas s'être refait (...). Je n'accepte pas de n'avoir pas fait mon corps moi-même.

(Paris-Varsovie , Revue 84, n°8-9 cité par Alain et Odette Virmaux dans Antonin Artaud, La manufacture, Lyon, 1986, p.104 ).

A commencé alors à germer le projet de passer d'un corps à un autre comme je passais d'un vie à une autre : remodeler mon corps avec un autre corps, créer un mélange/échange de deux corps différents. Échanger des morceaux de vie, art transliving, échanger des morceaux de corps, art... transcorporel ? Oui, peut-être tenter de définir un Art transcorporel.

Parmi les artistes que j'ai découverts, il y a le Fakir Musafar. Le Fakir Musafar est l'inventeur donc des "Modern primitives" , des "Primitifs modernes", ces occidentaux qui pratiquent aujourd'hui des rituels-modifications corporelles d'autres temps, d'autres civilisations (tribus indiennes ou africaines). Les sept pratiques recensées et exprimées par lui tout au long de sa vie sont les suivantes :

-la contorsion (étirement du corps)

-la constriction (compression du corps)

-la déprivation (restriction de mouvement, isolement dans des cases)

-encombrement (suspension de poids sur diverses parties du corps visant à l'allongement)

-la pénétration (le piercing, planches à clous)

-la brûlure (la marquage au fer rouge)

-la suspension (à l'aide de crochets en particulier)

Le corps physique n'a pas de limites, sa physiologie, sa taille, sa forme sont modifiables (ce dont les soufis et les Indiens sadhus avaient conscience). (...) Une fois les baguettes retirées, les marques ont disparu en moins de deux heures. (...) Les modifications corporelles que pratiquent d'autres cultures nous apprennent que le corps est modulable, qu'il peut être remodelé, complètement transformé.

(Fakir Musafar, interview dans Les Inrockuptibles, op. cit.)

Il y a aussi Stelarc, artiste Néo-zélandais qui lui aussi a pratiqué la suspension avec des crochets dans sa peau (site de cet artiste http://www.merlin.com.au/stelarc), et que j'ai découvert dans le "feu" d'une de ses actions en 1994 au festival Mutations de l'Image (Forum des Images de Paris). Stelarc introduit des sculptures physiques à l'intérieur de son estomac (implantation de technologie micro-miniaturisée dans le corps), stimule ses muscles par des décharges électriques. Il se sert de la médecine pour guider ses implants à l'intérieur du corps. Sa grande idée est celle du caractère artificiel du corps. Son invention : le corps hybride technologique de chair et de métal.

Maintenant un robot peut habiter l'espace de la cellule, il y a alors une possibilité future pour que le corps devienne un système de survie pour les machines. La technologie est une extension qui accroît et multiplie nos capacités opérationnelles. La technologie devient maintenant un composant du corps. La chose la plus importante maintenant, c'est la liberté de changer et modifier votre corps, un corps dont la structure interne peut être radicalement redessinée, un corps qui devient un environnement pour une nouvelle technologie micro -miniaturisée  (...).  Je perçois le corps comme une sorte d'objet en évolution (...), non pas comme un objet de désir mais un objet à reconfigurer. Je ne pense pas qu'il y ait une nature humaine intrinsèque, mais que ce qui est humain est constamment en train de modifier, de se reconfigurer

(Stelarc)

Ses propos rejoignent ceux d'une artiste comme Orlan dont je viens de découvrir l'importance dans l'histoire de l'art contemporain il y a très peu de temps. Orlan est la première artiste à utiliser la chirurgie comme médium... D'abord, au début des années 1990, Orlan construit un autoportrait en mixant à l'aide d'un ordinateur des représentations de déesses de la mythologie grecque. Elle a mixé sa propre image à ces images, puis a retravaillé l'ensemble, jusqu'à ce que le portrait final émerge. Le but : établir une comparaison, via des opérations-chirurgicales-performances, entre l'autoportrait fait par ordinateur et l'autoportrait fait par la machine-corps. Lors de la 7è opération-chirurgicale-performance, dite Omniprésence, en 1993 à New York, elle s'est fait mettre deux implants de chaque côté du front, sur les tempes, ce qui crée deux petites bosses. But d'une de ses prochaines opérations : se faire construire un grand nez qui devra partir du front à la manière des sculptures maya.

Ce que j'ai appris de ces artistes :

1)     savoir aimer l'intérieur de son corps et du corps de son prochain.

Chérie j'aime ta rate, j'aime ton foie, j'adore ton pancréas ta la ligne de ton fémur m'excite

dit Orlan avec humour. Ce qu'elle montre avec plaisir dans ses photos, c'est son corps ouvert.

2)     S'intéresser aux possibilités de modifier son corps. Attaquer le corps sans douleur (avec anesthésiques), contre la psychanalyse, l'écologie, les religions, les pressions sociales et juridiques . Les propos d'Orlan et Stelarc font écho à ceux du Fakir Musafar qui dit que

le corps est le dernier tabou occidental...

Corps : identité nomade, multiple, mouvante, mutante

dit Orlan. Jacques Donguy a bien résumé cette idée du corps mutant :

L'idée commune à Orlan et Stelarc est de travailler à un redisign du corps, Orlan par la chirurgie esthétique, notamment du visage, et Stelarc par la technologie. Le corps est un objet à séquencer, à redessiner, à reconcevoir.

(L'art au corps, op. cit.)

Ce qui m'intéresse, c'est de modifier le corps biologique pour le transformer en un corps érogène engagé dans la relation à l'autre, pas forcément sous des auspices érotiques...

3)     Concilier l'exploration sociale du corps de Journiac (échanger le corps) et la conception mutante d'Orlan et de Stelarc (changer le corps).

4)     Faire fusionner la dimension de l'échange social de l'art corporel et la recomposition physique par les nouvelles technologies de l'art-charnel d'Orlan et du corps-machine/corps-cyborg de Stelarc... J'aurais aimé être le (petit) fils de Michel Journiac et d'Orlan... Quelles que soient mes données biologiques, mon corps sortira des corps nés avec l'art corporel et l'art charnel.

Avec Antoine nous allons essayer de définir une sorte d'art transcorporel, affirmer qu'on peut en même temps changer le corps et l'échanger...  Le corps, il faut le changer pour l'échanger. Affirmer que le corps peut être un ensemble mutant et qu'il peut garder en même temps sa valeur sociale d'échange. Inventer un corps hybride, mélange d'organique et d'organique, mélange de deux corps de la même espèce, qui reste dans la dimension de l'échange social. Ne pas modeler son corps selon la technologie, une image créée par ordinateur (Orlan) ou par un robot miniaturisé (Stelarc), mais selon le corps de la personne qui accepte de créer cette nouvelle espèce de corps d'humain à humain. Pour l'instant, la seule personne qui accepte l'idée du projet est Antoine. Mais l'idée est de créer un nouveau corps bien vivant, pas de fusionner nos corps pour devenir un être hybride monstrueux sorti tout droit d'un film de Cronenberg. Même si je ne me contente pas d'une image dans un miroir (d'un film), je ne me lancerai pas dans une aventure de mélange de deux corps différents si la technologie médicale n'est pas au point. Antoine non plus d'ailleurs je crois ! Donc, si la technologie le permet un jour sans mettre le corps en danger Antoine et moi avons pour projet :

- de s'échanger notre sang en reliant nos corps à un cœur artificiel (transfusion)

- de s'échanger deux côtes basses (transplantation).

Mais nous pouvons commencer par un échange corporel symbolique qui lui me semble réalisable dès maintenant, c'est-à-dire sans aucun effet dévastateur pour le corps, juste avec l'aide technique d'un dermoplasticien spécialisé dans les technologies de pointe du piercing :

- faire réaliser des implants sous cutanés un peu spéciaux par un dermoplasticien : implanter dans mon corps une capsule en Téflon contenant un morceau du corps d'Antoine, son sperme, son sang... et en même temps, implanter dans le corps d'Antoine une capsule en Téflon contenant un morceau de mon corps... Chacun devient le reliquaire vivant de l'autre. Il faudra trouver un emplacement symbolique dans le corps, et discret... Je ne suis pas forcément narcissique-exhibitionniste.

Je connais aussi des gens qui le font d'abord parce qu'ils se voient comme ça, et non pour que les autres les voient comme ça. (Olivier, de Tribal Act, interviewé par Stéphane Deschamps in Les Inrockuptibles, op. cit.)

L’ÉCHANGE DE CORPS VIA DES OPÉRATIONS CHIRURGICALES n'est donc encore que projet, projet en date d'aujourd'hui. Depuis plusieurs années, ce que nous avons réalisé concrètement, pour résumer, ce sont différentes versions d’Omelette et de Les yeux brouillés, différents ÉCHANGES DE VIES via DES FILMS-JOURNAUX. Nous avons essayé de créer un grand nombre de films-journaux, de les projeter sur tous les écrans possibles et inimaginables, pour développer un travail sur le "je" (le vécu, le corps) défini en termes d'échanges... Certes, l'échange de vies / échange de corps, tout comme l' "esthétique relationnelle" en général, peut paraître naïf... Maintenant reste à voir s'il y a une grande

naïveté présidant aux entreprises artistiques soucieuses d'annuler la distance entre œuvre et spectateur.

(Paul Ardenne, Pratiques contemporaines, op. cit., p.48)

Être, et paraître ce que nous sommes, êtres hybrides, mi-matière organique, mi-produits manufacturés, mutants, débarrassés de nos instincts autodestructeurs, Ne cherchant à reprendre possession de nos corps, Que pour mieux maîtriser nos esprits, quelle chenille songerait à voler avant de devenir papillon ? Notre métamorphose est remise en question, Chaque étape est une expérience, Chaque élément une réponse, C'est une métaphore, un défi, des hachures dans les lignes (toutes tracées ?) de nos vies.

ANN & LUCAS ZPIRA, 1998. Cité dans Stéphanie Heuze (sous la dir. de) Changer le corps ? Paris, La Musardine, 2000.

 


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