4ÈME AUTOBIOGRAPHIE - DE 1969 A AOÛT 2025 (en cours)
SOUVIENS-TOI DE MOI.
Je suis né le 4 février 1969 à Gennevilliers. C’est marqué sur mon acte de naissance, donc ça doit être vrai. Je n’en ai jamais vu la couleur. Six mois plus tard, mes parents foutent le camp en Normandie pour ouvrir un café-restaurant. Exit la banlieue grise, bonjour le vert Molay-Littry, petit village où je vais user mes culottes courtes.
Même si j’ai école le lendemain, mon père me tire du lit pour assister à la séance de minuit proposée par FR3. À la télé, mes premiers dieux débarquent : Le Magicien d’Oz, Freaks, Chantons sous la pluie... Au cinéma de Bayeux, il m’emmène voir ses saints patrons : Luke Skywalker, King Kong et sa dulcinée qui porte le même nom que moi, LANGE, Spielberg et ses soucoupes de toutes les couleurs, les guerres ou les patrouilles des étoiles, les Star machins, Star bidules... J'ai la tête dans les étoiles et moi-même je rêve de devenir une star, une lumière qui ne s'éteint pas, ou du moins qui existe pendant longtemps...
Parfois, ma mère Françoise et Thérèse — ma sœur, quatre ans de plus, déjà assez grande pour lever les yeux au ciel — s’éclipsent dans le même cinéma, sans lui… mais avec moi. Ce qui me vaut Tess de Polanski. Pas de lasers ni explosions, juste des robes qui flottent, du vent et des paysages champêtres. C’est un peu soporifique, mais pour un gamin de mon âge, c’est déjà assez excitant.
Chez ma grand-mère à Clichy, c’est cinéma jusqu’à overdose. En dehors des visites de musées, elle m’emmène voir les films que j’ai repérés dans la rubrique science-fiction de L’Officiel des spectacles, genre Voyage au centre de la terre ou Fantasia... Parfois je reste tout l’après-midi à revoir le même film. Je rentre, je le redessine pour le faire revivre.
Je dessine depuis toujours. Ma mère conserve religieusement un dessin de 1975 : « une perspective exceptionnelle pour un enfant de 6 ans », affirme-t-elle. Elle dit aussi aux amis, en montrant mes chefs-d’œuvre qu'elle a précieusement conservés : « Il a fait beaucoup de bandes dessinées de toutes sortes, des dessins morbides. » Dans les miens, des explosions, des mondes cramés, et toujours du rouge : sang, écorché vif, tripaille.
Vu ce qui m'était arrivé un an auparavant, ça ne m'étonne pas.
1974. Après la messe. Thérèse et moi avons acheté une rose pour maman. On passe devant la pharmacie : foule, ambulance. Deux types en blanc sortent un brancard. Dessus, une femme sans peau au visage. Par endroits, le crâne blanc comme un os de lapin écorché. Thérèse me couvre les yeux. J’arrache sa main. Je veux voir. Je tombe dans les pommes. Et voilà : rouge + intérieur du corps = obsession à vie.
À l’école, nos maîtres nous faisait écrire des textes libres. Je trace, au mot près :
"Samedi 11 décembre. La classe est jaune. Le vendredi on va au sport. On a une bibliothèque où on choisit des livres toute les semaines. On a des cahiers de calculs, de français, de récitations et d'observation."
"Texte libre. Samedi 15 janvier. Quand je serai grand, je serai dessinateur industriel. J'ai choisi ce métier parce que j'aime bien dessiner. Je dessinerai des plans de maisons et des plans de machine."
"Texte libre. Samedi 26 février. S'il fallait te transformer en animal, quel animal voudrais-tu être ? S'il fallait me changer en animal, je voudrais être un gorille, parce qu'il est méchant. Les hommes ne peut pas s'approcher de lui."
Je ne sais pas encore que c’est un journal intime. Dans la famille, c’est dans le sang. Ma mère : « J'écrivais beaucoup, de vers, de poèmes suivant les événements : un mariage, un chagrin, quelque chose d’important... »
Thérèse écrit tous les soirs, même sous les draps, à la lampe de poche. Elle parle souvent de moi.
"5 février 1975. Rémi et moi on a fêté notre anniversaire. Il a invité ses copains à lui et moi j'ai invité mes copains à moi."
"19 avril 1978. Rémi et moi nous avons fait un coin-jardin où nous avons planté des fleurs. Un poussin est né. Nous vivons dans l'attente qu'il y en ait d'autres."
"Dimanche 11 juin 1978. Ce matin Rémi a pris le hamster sur ses genoux. Tout d'un coup, il a dit : 'Ah maman, ça y est, il m'a fait un petit sur moi !' En effet, il y avait le hamster et un petit qui était encore attaché au cordon ombilical."
"Lundi 12 juin : Je suis allée au cirque avec Rémi, je suis allée sur la piste pour montrer mes talents. Enfin c'est le présentateur qui m'a choisie."
"Mercredi 14 juin 1978 : Nous avons été à Caen au Carrefour. Nous avons acheté un appareil photo pour Rémi à 48 F car il passe en CM1. Moi je passe en troisième. Ensuite nous sommes allés au Supermonde. Maman s'est acheté une jupe kaki. Papa un flash électronique."
Pour ma sœur, je reste le petit garçon modèle qui dit « merci » et range ses jouets sans qu’on le lui demande. Mais une fois la porte de ma chambre fermée à clé, le film change : je joue avec mon Homme qui valait trois milliards et mon Action Joe, que j’examine longuement dans le plus simple appareil, avec ce slip bleu moulé collé comme une seconde peau, impossible à enlever — torture et fascination mêlées. Dans les toilettes, je feuillette La Redoute et Les 3 Suisses, non pas pour les chemises à carreaux, mais pour les pages où des hommes en sous-vêtements posent, muscles tendus et sourire figé. Derrière mon air de petit saint, personne ne soupçonne que je scrute avec application les sexes d’hommes imprimés sur papier glacé. Je cache bien mon petit jeu !
"Mardi 4 juillet 1978 : Vraiment il fait un temps exécrable. Rémi passe l'aspirateur. Il est énervant. On lui demande de faire quelque chose, il ne veut jamais le faire mais il veut gagner de l'argent. Nous sommes allés chez Colette et Noël, Rémi et moi, mais Colette n'était pas chez elle. Nous avons fait des jeux."
"Vendredi 8 juin 1979. Nous avons été à la réunion pour Bovey-Tracey, en Angleterre. J'y vais avec Rémi, au mois de juillet 6 jours. Rémi est revenu du voyage scolaire, il m'a ramené un coquillage du Mont Saint-Michel. Rémi et moi nous avons gagné un lapin à la kermesse. Comme je demandais dans la voiture à Rémi comment il l'appellerait, il m'a dit qu'il le nommerait 'Arsène'. Je lui ai demandé pourquoi. Parce que 'Arsène Lapin'. Je me demande où il est allé chercher ce jeu de mots..."
"Dimanche 13 mai. Je me suis battue avec Rémi. Je l'ai griffé juste sous l'œil et il a la marque. Sur le coup j'étais en colère, mais après j'avais des remords, je l'ai embrassé."
Thérèse, aujourd’hui : « Il était très coléreux. Il n'aimait pas qu'on touche à ses affaires. On se chamaillait souvent. » Traduction : on se pourrissait la vie et c’était bien.
Malgré sa candeur, je l’admire. Surtout sa facilité à écrire. Moi, je suis persuadé que je ne pourrai jamais. Et puis, le 5 novembre 1980, je craque :
"Quand je me suis levé, vers 9h, j'ai pensé que les auto-tamponneuses seraient ouvertes. Je suis donc descendu après avoir donné à manger à mes tortues. En descendant, j'ai vu un petit chat, sans doute le petit frère de Caramel."
Je me lasse vite. Si écrire sa vie, c'est aussi chiant que de la vivre... Mais le 6 décembre 1980, je récidive :
"Ce soir, j'ai décidé de recommencer le journal parce que ce sera curieux et drôle de relire ma vie de maintenant quand je serai adulte. Et puis je croyais que chaque jour il ne se passe rien mais ce n'est pas vrai : chaque jour, on a toujours quelque chose qui nous marque, c'est comme si on vivait une vie entière..."
C’est officiel : je suis foutu.
J’ai 11 ans. Les après-midi s’étirent, longs et moches, comme une punition divine spécialement conçue pour m’ennuyer à crever. La télé crache son programme scolaire, un flot d’ennui officiel qui ferait dormir un insomniaque, et l’État me gave de Les Dossiers de l’écran, chef-d’œuvre de la pédagogie molle, aussi inspirant qu’un cours sur la peinture à la chaux. Un jour, je tombe sur un documentaire sur les camps de concentration. Noir et blanc. Des cadavres empilés comme du bois mort qu’on entasse dans une cave mal ventilée. La voix-off baragouine sa leçon d’histoire avec la froideur d’un robot. Moi, je ne vois que les os blanchis, la mort amoncelée, la banalité du mal. Étrangement, je ne détourne pas les yeux, comme si mon regard était une prison dont je ne peux m’échapper.
En 1981, mon père ramène un magnétoscope VHS, ce monstre volumineux, aussi gracieux qu’un tank soviétique, lourd comme un meuble en chêne qu’on déteste devoir déplacer. L’image est floue, granuleuse, à l’image de ma vie sociale : floue, mal cadrée, et sous-exposée. Mais ce truc me libère : je peux louer des dizaines de films bizarres, ces joyaux d’horreur qui nourrissent ma passion dévorante pour Stephen King depuis que j’ai lu Shining en 1980. Massacre à la tronçonneuse, Scanners, L’Au-delà, L’Exorciste, Zombie… Plus ça dégouline de sang, plus ça hurle, plus j’en veux. Parallèlement, mon père inscrit la famille à un ciné-club anarchiste du fameux cinéma de Bayeux. Là, je découvre des films interdits aux moins de 13 ou 18 ans : Carrie, Scum… Ces films où la violence n’est pas un effet de manche, mais la vraie nature des rapports humains. J’ai un sens esthétique étrange : si ça dégouline de sang et que ça hurle à s’en déchirer les tympans, ça mérite une place au mur, ou au moins sur mon magnétoscope.
Je deviens un inconditionnel du gore, adorateur des abominations filmées, disciple de l’horreur palpable. Je m’abonne à Mad Movies, bible sacrée des amateurs de cauchemars et de maquillages en latex. Je rêve de devenir maquilleur, artisan des monstres palpables.
Puis un jour, en 1981, mon père loue un film prétendument noble : Les Uns et les Autres de Claude Lelouch, mais qui m'inspire autant qu'un cours de catéchisme. Et pourtant, mon cœur s’emballe. Pas à cause du sang ou des entrailles, mais pour une autre raison, plus subtile. Je découvre le cinéma d’auteur, débarrassé des artifices clinquants des effets spéciaux. Le cinéma me semble soudain à portée de main, une voie possible. Décision prise : je serai réalisateur.
Je me lance dans l’écriture d’histoires. En quatrième, ma prof de français nous fait écrire la suite de textes. Je puise mon inspiration chez Edgar Allan Poe, dans des novélisations de livres, des classiques comme La planète des singes, La nuit des temps, 2001, L’Odyssée de l’espace... Je m’éclate. Mes rédactions débordent, trop longues pour certains, mais toujours bonnes. Un jour, ma prof me glisse à l’oreille : « En relisant ta rédaction, j’ai cru voir un grand écrivain. » Encouragement précieux, dans un monde où être « grand écrivain » est sans doute aussi rare que de ne pas finir « omelette » ou « femmelette ». « omelette », « femmelette », « tarlouze »… Au collège, les insultes tombent comme la pluie glacée normande. Un vocabulaire aussi riche que l'imagination de mes congénères générés par des cons. Au collège, timide et replié dans mon monde, je deviens vite l’intello coincé, un peu efféminé, la cible parfaite. Mes boutons d’acné éclatent sur ma peau comme autant de trophées de leur cruauté juvénile. Je suis ce petit maigre aux cheveux longs, au teint de cadavre ambulant, qu’on bouscule et humilie, un bouc émissaire digne d’un film d’horreur : aspergé de bile haineuse dans la gueule, à la manière de Carrie noyée sous le sang. On me voit comme une blague vivante. Une fois, je me prends un coup de poing dans le nez. Je n’en dis rien à mes parents. Pourquoi gâcher l’ambiance ? Ils ont déjà assez à faire avec la peur de l’avenir.
Je vis dans un village sans cinéma — Le Molay-Littry — où le seul disquaire vend des vinyles poussiéreux de chanteurs français périmés, aussi ringards qu’un veston mal coupé. Les films interdits aux moins de 18 ans ? Je ne peux que les louer grâce au magnétoscope, ce coffre-fort de mes petits secrets.
En 1984, je me décide enfin à écrire à Mad Movies, l’équipe parisienne qui, comme mon magnétoscope, semble me comprendre :
« La rubrique du ciné fan montre bien l’originalité de votre magazine et contentera sûrement les cinéastes amateurs. Votre dossier sur les masques en latex résout quelques problèmes techniques non négligeables. Grâce à votre numéro 22, j’ai découvert ce liquide miracle qui m’a permis de créer quelques monstres, que j’espère voir un jour dans mes films. En réponse à vos suggestions, je joins des photos que j’aimerais voir publiées dans votre prochain numéro. »
Dans le numéro 32 de septembre 1984, ma lettre paraît, accompagnée de photos de mon cadavre en latex, prises par mon père. Pourtant, je ne réalise aucun film. J’ai la caméra 8 mm familiale, mais elle est en panne, comme mes espoirs momentanément.
Alors je m’invente un ami, un confident plus fidèle que tous les autres : mon journal intime. Chaque soir, de 1981 à 1984, au collège, je noircis cinq cahiers d’écolier, déversant malheurs, brimades et vexations. J’essaie de magnifier mon existence, de transformer chaque moment en roman, un « vrai livre », comme j’aime à le dire : « 3 septembre 1983. Voilà, mon premier livre s’arrête là. Espérons que j’aurai le courage de continuer, car d’autres moments inoubliables m’attendent. Pour qu’ils restent, que la mémoire ne les grignote pas, je les coucherai sur papier dans mes prochains journaux. »
Le courage me fait défaut. Ou peut-être est-ce juste le temps… De 1985 à 1991, je m’enfonce dans les études comme dans un marécage — parce qu’il paraît qu’il faut choisir entre le rêve et la « vraie vie », et que je ne suis pas du genre à miser sur un coup de poker artistique quand on peut tabler sur un diplôme. Mon journal, ce fidèle confident, se retrouve relégué au rang de vieux brouillon, abandonné à son triste sort comme un vestige d’une époque plus insouciante.
En 1986, pour raviver la flamme vacillante de mes ambitions, je me procure une caméra VHS. Un engin lourd, encombrant, au look aussi élégant qu’une enclume, mais qui promet la magie : apprendre à filmer, petit à petit, en attendant le saint Graal — mon premier film de fiction en tant que réalisateur.
Je prends la relève de ma sœur, qui avait décroché une caméra Super 8 pour son bac, cet accessoire typique des ados bourgeois qui jouent à faire semblant d’être des artistes. Je filme mes proches, essaie de capturer les scènes figées du bonheur familial, ces moments sacralisés où tout le monde sourit — comme si j'avais mal digéré les manies de mon père.
Mais, comme une révolte muette, je commence aussi à pointer ma caméra sur des instants moins lumineux, moins convenus. Je filme les silences et les éclats partagés avec mon premier amant, un copain de lycée — furtifs, maladroits, précieux. Je suis aussi là, derrière l’objectif, lors du tournage d’un film en Super 8 réalisé par un pote de la fac, tentant d’attraper cette flamme créatrice qui me fait encore défaut.
Petit à petit, je me détache de ces films de famille, aussi sincères qu’une pub pour yaourt industriel. Sans vraiment m’en rendre compte, je commence à bricoler mon propre journal intime — un journal visuel, maladroit, lourd comme un secret sur bandes VHS. Pourtant, je reste un mystère même pour moi, à peine visible derrière cette caméra qui, ironie du sort, deviendra le reflet le plus cru et fidèle de mes premiers pas chaotiques de cinéaste.
Dans la deuxième moitié des années 1980, je débute comme comédien dans une troupe amateur — parce qu’apparemment, endosser un rôle est bien plus supportable que de rester coincé dans sa propre peau. Je joue un attardé mental, une porte qui jouit, un personnage qui a offert à ma mère un moment de gêne inoubliable lors de la première publique — un souvenir qu’elle ressort encore pour m’asticoter aux grandes occasions. En parallèle, je commence à réaliser quelques courts-métrages de fiction, des projets à peine éclos que je laisse mourir dans l’ombre avant même qu’ils aient eu une chance de vivre.
Le véritable déclic, la fameuse étincelle qui transformerait cette accumulation de tâtonnements en accomplissement artistique, reste à venir. Et j’ai bien compris que cette étincelle ne viendra pas frapper à ma porte sans que je ne la cherche — ou que je ne l’invente. En attendant, je continue à bricoler, à espérer, à filmer le désordre de ma vie, en attendant que le grand film, celui de ma destinée, commence enfin.
En 1987, catapulté par mon bac, j’atterris à Tours, pour suivre des études d’anglais à la fac — parce qu’évidemment, quand on a l’ambition modeste de gâcher sa jeunesse, autant le faire en s’encanaillant avec une langue étrangère aussi exaltante qu’un manuel de procédure administrative. C’est là, le 10 mars 1990, que je tombe sur Antoine Parlebas, ce génie obscur de 27 ans, égyptologue de son état (oui, égyptologue, histoire de faire sérieux), qui enseigne à l’école des Beaux-Arts. Antoine devient vite mon amant, c'est-à-dire mon gourou, ma muse, mon puits sans fond de références artistiques, mon Jiminy Cricket toxique qui me souffle des idées lumineuses dans un vide intersidéral.
En décembre 1990, après une séance quasi mystique devant L’Aurore de Murnau, je décide de mettre mes études sur pause — parce que franchement, à quoi bon faire semblant de m’intéresser à Shakespeare quand Terry Gilliam me tend ses bras en mode rock star ? Pendant deux ans, je me plonge dans un mémoire d’anglais consacré à ce taré du cinéma, cadeau à mon cher Antoine, évidemment. Et là, boum, en voyant ce classique du cinéma, l’envie folle d’écrire mon premier scénario : Nez-de-pied. Une histoire aussi délirante que moi : un père et son fils au ciné, où les personnages crèvent l’écran, débarquent dans la salle et se rebellent contre le cinéma industriel. Ah, la révolte contre la machine, quelle originalité ! Je veux le tourner en 16 ou 35 mm, histoire de faire sérieux, même si je rame pour rattraper le temps perdu à faire semblant d’étudier et à me gargariser de concepts prétentieux.
Je prends le train pour Paris, me pointe à la coopérative du court-métrage, et ramasse des refus comme on ramasse des claques dans la figure — le glamour à l’état pur. Producteur ? Un mirage, un doux rêve pour naïfs. Le 11 juillet 1991, j’inscris mon scénario à un concours régional — deuxième prix, pas trop mal pour un débutant désespéré. Ça sent bon la reconnaissance officielle, autrement dit, aucun rond pour continuer à rêver.
Mais voilà que l’angoisse du sida me serre la gorge. Le frère de mon meilleur pote de lycée vient de crever de cette saleté, et moi, rongé par la lecture d’Hervé Guibert, je commence à inscrire sur le papier tout ce qui m’arrive, comme si consigner le moindre de mes gargouillis intestinaux allait faire de moi une star éternelle... Ah, laisser une trace de soi, aussi futile que de pisser dans un violon, mais quand on est jeune, on ne se rend pas compte... Je ne me contente plus d’écrire: je branche mon répondeur sur ma chaîne hi-fi et j’enregistre mes conversations téléphoniques, transformant mon journal intime en freak show sonore — double peine : écrit ET sonore, pour les amateurs de torture émotionnelle.
En janvier 1992, désireux de plonger dans la texture de l’image, je m’offre une vieille caméra Super 8 sonore vendue par le photographe du coin — une antiquité précieuse pour mon futur grand œuvre, ou du moins, un futur truc à moitié potable. Sous l’influence d’Antoine, je découvre le cinéma expérimental, dévore des livres sur l’art corporel et me nourrit de noms qui font vibrer : Michel Journiac, Gina Pane, Orlan, Sophie Calle, Christian Boltanski. Mais leurs œuvres sont aussi difficiles à dénicher qu’un vrai boulot à la fac. Je me contente donc de les lire dans des articles intellos ou des bouquins poussiéreux où personne ne fourre jamais le nez.
Puis vient le choc : La Pudeur ou l’Impudeur d’Hervé Guibert, diffusé à la télé en janvier 1992. Voir ce corps squelettique que j’admire me pousse à agir, vite, très vite, avant que la vie ne file entre mes doigts comme un mauvais rêve un peu trop long. Et puis, Silverlake Life, ce journal intime filmé où un homme filme la mort de son amant en direct, me confirme que la vraie révolution sera de faire de ma vie un film, pas juste un livre chiant.
Pendant ce temps, à Tours, la répression homophobe bat son plein. Le "père-la-pudeur" Jean Royer, son acolyte Nicole Gautras, qui déclarait cyniquement à propos d’une soirée gay : « Je suis contre la distribution gratuite de préservatifs. Pourquoi pas une soirée avec drogués et distribution de drogues ? » — de vrais parangons de tolérance, ces champions patentés de la connerie.
Début 1992, le Festival International de la Solidarité de Dunkerque lance un concours de films sur le sida. Ni une ni deux, avec l’aide de mon pote cinéaste Tiburce, je réalise L’Hospitalière, un film court qui compare la stigmatisation des séropositifs aux camps de concentration. Une vieille dame coud sur le vêtement d’un homo une étoile en forme de virus du sida — pas jaune, hein, on est en 1992, on innove. Le film s’ouvre sur une avalanche de citations révoltantes, dont celles de la chère Nicole Gautras et du sieur Le Pen, véritables modèles de bon goût. Mon premier film de fiction. Mon premier film... tout court.
Avec les militants du Point Gay de Touraine, dont Olivier Drouault, premier homosexuel ouvertement séropositif que j’ai rencontré, on manifeste devant la mairie de Tours. Mon militantisme se déploie aussi au Cinéma National Populaire (CNP) de Tours, bastion du cinéma engagé où je deviens un habitué. On organise séances-débats et projections de films queer expérimentaux (enfin, histoire de me faire plaisir et de les voir, aussi). C’est là que je rencontre Philippe Perol, futur meilleur pote et militant à La Maison Des Homosexualités de Touraine, où je m’investis aussi. Je ne sais plus comment l’idée de créer un festival LGBTQIA+ a germé, si l'idée vient de Philippe ou de mois, mais on décide préparer un festival qui s'appellera Autres Désirs... Le but est d’abord de secouer ces satanés -sataniques ?- dirigeants de Tours.
La réalisation de mon premier film me fait douter de mon avenir de réalisateur. Mettre en scène des acteurs ? Une torture digne de la pire cellule d’interrogatoire. Le tournage d’un film de fiction ? Une galère cosmique. En juin 1992, je décroche une bourse Défi-Jeunes pour Nez-de-pied — 25 000 francs en deux ans de galère, pas de quoi acheter un pop-corn au ciné, encore moins tourner en pellicule.
En novembre 1992, à la Galerie du Jeu de Paume, l’exposition Désordres me claque en pleine gueule trois œuvres inoubliables. Vanitas : Flesh Dress for an Albino Anorexique, cette robe en viande de Jana Sterbak (future muse de Lady Gaga, oui oui), me donne envie d’ôter ma peau et de déshabiller ma propre chair devant la caméra. Mais ce sont surtout Walden, premier journal filmé de Jonas Mekas, et The Ballad of Sexual Dependency, diaporama de Nan Goldin, qui me font chavirer. L’idée de reconstruire ma vie à travers celle des autres m’enflamme.
Libéré de mon mémoire de maîtrise anglais sur la transgression dans les films de Terry Gilliam — mention très bien, je précise, histoire de faire mousser —, je décide de passer enfin à l’action. Je suis un peu retardé par le premier festival Autres désirs, ce fameux festival sur lequel je travaillais depuis quelques mois avec Philippe Perol, qui a enfin lieu e janvier 1993. Certains abonnés, ces pauvres ringards, déchirent leur carte en signe de protestation — ah, le changement, toujours un traumatisme pour les esprits étriqués. Mais le cinéma Studio, plus grand cinéma indépendant d’art et essai de France, tient bon.
Après cette parenthèse utile, le mardi 2 mars 1993, je fourre une cartouche Super 8 sonore dans le ventre de ma caméra, et voilà les premières images d’Omelette (Nez-de-pied) qui prennent vie.
Pourquoi le Super 8 ? Parce que la VHS, cette boîte en plastique obèse, me donnait l’impression de tenir une machine à laver entre les mains. Et puis cette propreté clinique, cette pureté inhumaine… berk. Je voulais un format qui ressemble à mon corps : fragile, tantôt net, tantôt pas net, en tout cas jamais en bonne forme. Un corps cabossé, qui sue et qui boîte comme un vieux clébard mouillé. A l'aspect lisse, policé de la vidéo, je préférais me mettre dans la peau rugueuse du Super 8, avec ses gros grains, ses poils collés. Le Super 8, lui, ne se lave pas, il vit. Il ne ment pas. Il a la laideur honnête des vieux oncles alcooliques : ça tremble, ça saute, ça crache. Un matériau qui tousse et qui pue, mais qui pue le vécu. Et surtout, il ne te laisse pas t’écouter parler, il ne te laisse pas traîner : deux minutes de pellicule et basta ! Accouche tout de suite ou barre-toi. Les gens que j'allais faire parler devant ma caméra, sachant que je tournais en Super 8, prendraient conscience qu'ils n'auraient qu'un laps de temps très court (deux à trois minutes) pour se vider, pour évacuer... et qu’au bout, il n’y aurait pas de mouchoir propre. Ça les obligerait à évacuer sans trop réfléchir la merde qu'ils stockent derrière le plexus depuis des années. Ça, ça me plaisait. C’était ma façon de courir contre la montre, moi qui avais le sida dans la tête comme une bombe à retardement. Tic-tac, tic-tac… Et puis il y avait l’ombre de mon père, ses films de famille des années 70, et moi qui croyais que je pouvais ressusciter l’odeur de son salon avec une caméra brinquebalante. Ah, la naïveté… C’est comme croire qu’un vieux pull qui sent encore la sueur ramènera l’étreinte.
Avant, j’écrivais mon journal intime, j’enregistrais mes conversations téléphoniques. Pour moi. Pour tuer le temps, laisser une trace, m’inventer une vie, comme tous les diaristes persuadés d’avoir quelque chose à dire. Ah, la belle histoire… Non, un cercueil papier. Mais voilà : le moment où j’ai pris la caméra, j’ai voulu que tout le monde voie. Projeter ma merde sur tout ce qui pouvait me faire écran. Mon plan ? Faire s’accoupler le cinéma expérimental et l’industriel, et récupérer leur bâtard : le « film-journal-narratif-classique-grand-public . » Rien que ça. Mekas, Morder, j’avais tout lu, tout vu, et je m’étais juré de ne pas faire comme eux… Pas de trois heures de poésie ronflante pour happy few. Pas d’objet élitiste pour des musées contents pour rien. Pas de collage égocentrique de ma vie quotidienne incompréhensible pour tous sauf moi. Non, moi je voulais — ah le mégalo — réinventer le cinéma, tout le cinéma, en inventant le « film-narratif-classique-où-tout-serait-vrai. » Pas un monstre hybride pour collectionneur snob, mais une bête vivante, encore chaude, qui griffe.
Je voulais que le cinéma industriel s’intéresse aux petites vies, à ce que d’autres appellent « idiotie ». Je voulais balancer à la face des industriels du 35 mm une image rayée, pleine de poussière et de petits poils, un crachat esthétique, celui des films de famille : surexpositions, sous-expositions, flashes brutaux, flous, tremblements, bruits de micro. Une image sale mais vivante. Et pour être vivant, il faut que ça gratte. Et pas dans le sens du poil. Juste la couleur du sang, comme disait Mekas : « aux films bien faits, polis, cirés, reluisants mais faux, nous préférons des films rugueux, mal faits peut-être, mais vivants. Nous ne voulons pas de films roses, mais des films qui aient la couleur du sang. » Et si je voulais que mon film-journal soit vu par beaucoup, c’était aussi pour donner un exemple d’ouverture : montrer l’intérieur du crâne, les « marées de l’âme ». Comme un médecin qui découpe la peau avec un scalpel et qui expose la chair à vif. Pas la jolie chair glacée des vitrines de boucherie chic, non: la vraie, celle qui palpite et qui saigne. Je voulais éclater les interdits, virer ce qui sclérose le corps, gratter les croûtes jusqu’au sang. En m’ouvrant aux autres, j’ouvrais les autres — parfois un peu de force. Montrer l’amour, la tendresse, mais aussi les pulsions sadiques, cruelles la cruauté et ces pulsions de mort qu’on maquille d’habitude sous le vernis moral. Moi, le vernis, je l’ai arraché. Et tant pis si ça pouvait froisser, comme ma sœur, qui me lança : « qu'est-ce que tu veux que j'te dise de plus ? » Eh bien justement : tout. Ce qu’elle voulait, ce qu’elle ne voulait pas, je prenais. Pas par violence — ou alors la violence douce de l’insistance. Si elle protestait ? Tant pis. Ce n’était pas la Gestapo, juste moi, caméra au poing, insistant comme un moustique dans une chambre d’été. Un moustique qui sait exactement où piquer. Pas d’interrogatoire, pas de torture. Et si « violence » il y eut, elle était consentie. Pas de culpabilité morale : je voulais un échange réciproque. Des morceaux de vie offerts librement, comme la lettre du père dans Omelette. Une valeur de transit. Du transliving appliqué à tout. Mon principe : échanger les vies. Passer la caméra. Passer d’une vie à l’autre. Que la mienne devienne la leur, que la leur devienne la mienne, et que les spectateurs se retrouvent embarqués dans ce troc. Brouiller les frontières entre tous. Plus d’écran protecteur, plus de « miroir sans tain » du cinéma : juste une vitre brisée qui est traversée par tous les regards. Et si quelqu’un se coupait en passant, tant mieux, ça ferait une trace. Une de plus.
En 1993, j’étais prêt. J’allais construire mon premier « film-journal-narratif-classique-grand-public » comme une fiction : exposition, nœud, résolution. Mise en scène comprise. Dans Omelette, si j'ai filmé ma grand-mère en train de parler de sa "cécité", c'est pour faire un implant, selon les règles, c'est pour que le spectateur comprenne d'emblée dans l'exposition qui elle est, pour qu'elle devienne un vrai personnage de film, pour que je ne sois pas le seul à comprendre ses gestes et ses réactions. N'ayant jamais mis en scène, j'ai recherché des leçons de direction d'acteurs. En juin 1992, dans une interview donnée à l'occasion de la sortie de son film La Sentinelle, Arnaud Depleschin disait qu'il fallait toujours faire quelque chose aux acteurs. J'ai appliqué cette règle avec chacun des membres de ma famille, sans leur dévoiler toutefois le sujet de la conversation à venir, sans leur ôter aucune liberté, y compris celle de sortir du champ : j'ai fait mettre une perruque à ma sœur, j'ai fait faire des mots croisés à mon père, j'ai demandé à ma mère de lire un journal, à ma grand-mère de chanter La Java bleue... Moi-même, je me suis mis en scène. J'étais réalisateur mais aussi acteur. Pendant les prises de vue, je me prenais pour un comédien professionnel tournant un "vrai film de Cinéma" : la veille de chaque aveu, je répétais mes dialogues à venir en les inscrivant dans mon journal écrit. Par exemple, la veille de la visite à ma grand-mère, le 17 avril 1993, j'inscrivais : « Je vais d'abord lui rappeler ce qu'elle m'a dit à propos de la chanson de Fréhel, et je vais lui dire : tu sais, moi, j'ai pas une amoureuse, mais un amoureux. Mon amoureux, tu le connais, c'est Antoine. » Le lendemain, évidemment, j’ai cafouillé. Tu parles d’un comédien… « Tu sais, tu te rappelles, samedi soir, quand on écoutait Fréhel, tu m'as demandé si j'avais une amoureuse. En fin de compte, j'ai pas une amoureuse, mais j'ai un amoureux, et mon amoureux c'est Antoine... » Et pour détendre l’atmosphère et insuffler un peu d’humour (qui manquait tant aux journaux filmés que j’avais vus) : « C'est pas la troisième guerre mondiale de toute façon ! » Même si, dans ma tête, ça avait tout d’une déclaration de guerre.
Mais il fallait fuir le "privé institutionnalisé", comme le fait le film de famille : il fallait que mon film montre autre chose que ces événements heureux qui ne concernent que toute la famille et dont on se souvient avec plaisir (fêtes, baptêmes, mariages, etc.). Il ne fallait en aucun cas que ma caméra Super 8 devienne cette caméra du bonheur vantée par les pubs débilisantes Kodak qui passaient à la télé dans les années 70… Il fallait « une barrière entre le héros et la réalisation de son but », car « l’homme heureux n'a pas d'histoire. » Eugène Vale, un théoricien sur le cinéma tellement chiant que je n’avais retenu que ces quelques belles paroles, l’avait dit. « On ne fait pas en général de films sur des histoires heureuses. » Chéreau, un des cinéastes adorés de l’époque, le disait aussi.
Il fallait un problème, un vrai. Alors j’ai choisi le mien : dire mon secret, annoncer à mes parents que j’aimais Antoine. Devant la caméra, bien sûr. Du suspense, un thriller hollywoodien ! Première question que se poserait le spectateur : « Comment vont-ils réagir ? » Si mes parents pouvaient aussi créer problème, genre péter un câble, mettre la main devant la caméra ou même l’éclater, ce serait encore mieux... J’en salivais d’avance.
Le premier montage ? Deux mois. Septembre-octobre 1993. La rapidité de la
foudre… mais avec des gants de soie : optique grand public oblige. Impossible,
bien sûr, de montrer le journal filmé brut, cette pellicule sortie de la caméra
encore fumante, les entrailles à vif, comme le veut Mekas :
« Tenir un journal filmé (à la caméra) revient à réagir (avec votre caméra) là,
maintenant, tout de suite. Si vous ne le saisissez pas maintenant, vous ne le
saisirez jamais (...). Pour le saisir tout de suite, (...) (la Bolex) doit
enregistrer la réalité à laquelle je réagis et elle doit également enregistrer
mon état d'esprit (...) à mesure que je réagis. Cela suppose également que j'ai
dû établir toute la structure (le montage) sur place, pendant le tournage, dans
la caméra. »
Cette radicalité ? Hors de question. Pas envie que le journal filmé se confonde
avec le film-journal et basta. Non : je taille, je coupe, je charcute. Sur les
59 bobines brutes, premier massacre : je vire tout ce qui ne sert pas directement
l’histoire — la réaction de ma grand-mère découvrant mes images, par exemple,
zou. Deuxième couche : je garde quelques scènes directes, mais je les trafique.
Inserts d’autres images. Coupures chirurgicales pour jeter les temps morts.
Seules rescapées intactes : les bobines de l’aveu au père et celles de l’aveu à
la grand-mère, plantées là dans « Omelette » comme deux pierres brutes au
milieu du gravier poli.
Et ce n’est pas tout : j’ai aussi recollé des sons neufs sur les bandes
directes, comme le chant des coqs dans Omelette, quand je parle à ma grand-mère.
Mésalliance d’époque : images d’un jour, sons d’un autre.
Troisième étape : reconstitutions. Tourner après coup, rafistoler le réel. Le
Super 8, ce n’est pas le caméscope de tonton : cher, contraignant, avare. Pas
question de filmer tout ce que je voyais. Caméra ≠ œil : impossible. Je n’ai enregistré
que l’« important »… et laissé crever tout le reste. Mauvais calcul : au
montage, ce « reste » se révèle vital. Alors on rejoue. Exemple : la scène du
petit déjeuner dans « Omelette » — vécue mais jamais filmée —, re-jouée devant
la caméra, plusieurs fois, comme dans un film de fiction. Et Jonas Mekas, dans
son coin, qui me fusille : revenir filmer plus tard, pour lui, c’est
« reconstruire la scène, les événements comme les émotions. »
Et oui, Jonas, je sais : c’est trahir. Mais avec le Super 8 sonore 40 ASA sans
éclairage ? Peine perdue. Ajoute à ça que ma vie m’a marché dessus, a écrasé le
film, que je me suis embourbé dans les problèmes que j’avais moi-même créés
pour nourrir mon récit, dans ce méli-mélo familial à la mord-moi-le-nœud. Pris
à mon propre piège. Résultat : caméra abandonnée, mains vides. Plus tard,
obligé de tourner des plans bouche-trous pour habiller le film comme un « vrai
» film narratif classique. Y compris ces plans de moi, en chair et en os, pour
que le spectateur ait un visage à coller sur le personnage. Oui, je sais,
journal filmé = caméra subjective. Mais le cinéma « classique » exige un corps
avant un regard, sinon pas d’identification.
Pour Omelette, du journal sonore, il ne
reste presque rien : juste ces quelques minutes arrachées à une conversation
téléphonique avec ma sœur — dans la vraie vie, plus d’une demi-heure de
paroles, de respirations, de silences. Des miettes, mais vitales : c’est par sa
voix qu’on apprend les vraies réactions de la famille. Les vraies : celles qui
grattent, qui piquent, qui pourrissent le vernis des images. Et comme elles
posent problème après coup, elles poussent
le récit vers l’avant, mine de rien, sans que le spectateur s’aperçoive qu’il
avance.
Le reste ? Inutile. À part pour se payer une petite tranche de comédie.
Et pourtant, ce journal sonore, si maigre à l’écran, pesait lourd dans le
projet initial. C’était l’arme principale du personnage. Sa boussole naïve :
trouver la vérité. Un peu comme chercher l’honnêteté chez un politicien.
Grâce à lui, à ces bandes enregistrées en douce sur ma vieille
platine-cassettes, pendant que la famille parlait sans savoir, je grappillais
l’essentiel : ce qui se disait entre deux prises, le choc encaissé par ma
grand-mère, ses pleurs au téléphone… tout ce qui échappait à l’œil de la caméra.
Ce journal sonore m’a permis une révélation : les réactions filmées étaient
pourries d’avance. Faussées par le simple fait d’être filmées. Une caméra,
c’est un tribunal : l’accusé choisit sa défense, son masque, son plus beau
profil. Les gens jouent leur rôle, s’offrent un éclairage flatteur, posent en
tolérants modèles réduits.
Le journal sonore, lui, c’était ma caméra cachée de pauvre. Le journal numéro
un. Le plus cher. Celui qui m’a ramené aux gens — pas aux personnages qu’ils
fabriquent, mais aux vrais, ceux qui oublient qu’on les écoute.
Le journal écrit, lui, c’est la viande de « Omelette ». Da la chair crue. Sa
matière première. Après la déclaration de ma mère, je me suis mis à écrire
comme un condamné griffe ses murs. Tout retenir, tout figer. Écrire m’aidait,
oui, mais surtout : ne pas laisser filer l’essence du récit à venir. Et à force
d’écrire, j’ai oublié de filmer. Pas le temps pour tout : vivre, écrire,
filmer. J’ai oublié de me filmer en train d’écrire, par exemple. Du coup,
reconstitution obligatoire pour poser le texte que j’avais écrit : moi, sur mon
lit, dans ma chambre, plume à la main. La voix-off d’Omelette a été construite entièrement sur la base de mon journal
écrit. Certaines phrases de mon journal écrit sont intactes. Mais la plupart,
trop longues, trop sinueuses : coupées, retapées, tempo serré. Exemple : ce
passage du journal, intact dans mes carnets, mais qui aurait cassé le rythme :
« Papa, vu de dos, devant une fenêtre. Sur une table, un magnéto. Texte que je
vais lire et enregistrer : "Il va falloir faire vite. Tu vas peut-être
être étonné que ce soit cette voix enregistrée qui s'exprime à ma place, mais
là, en ce moment-même, si c'était moi qui parlais, je risquerais de ne pas
trouver les bons mots. Alors voilà, je vais te dire ce que j'ai déjà annoncé à
ma mère, ma sœur et ma grand-mère. Tu m'as rarement vu avec une fille, tu crois
peut-être que je suis discret... Mes amours ne sont pas celles que tu crois...
Enfin, en clair, je n'ai pas une copine, mais un copain. C'est un peu brutal
mais il fallait bien crever l'abcès un jour. Comme avec maman, je voulais
filmer ton visage en te révélant ça, mais je ne peux pas, et tu vas comprendre
pourquoi... Quand je l'ai dit la première fois, maman m'a parlé de toi. Elle
m'a avoué que toi aussi il t'était arrivé d'aimer un homme. Au début, j'ai été
un peu perturbé. D'abord, en quelques secondes, je découvrais votre vie à tous
les deux... et, par là même, je réalisais à quel point la barrière qui
s'interposait entre toi et moi est absurde. Je découvrais tout ce à côté de
quoi on est passés, tout ce qu'on a loupé. J'ai aussi été très perturbé parce
que j'ai réalisé que filmer ton visage aurait pu te faire très mal, toi qui as
toujours vécu caché. J'étais malade, rien qu'à l'idée de t'exclure de mon
premier vrai film, toi dont les films Super 8 m'ont donné envie de faire du
cinéma... Et puis j'ai trouvé la solution. J'ai décidé de te filmer le dos et
de te donner le choix : Premièrement, si tu te retournes, ça voudra dire que tu
m'acceptes tel que je suis, que tu t'acceptes toi-même, ça voudra dire que je
pourrai enregistrer notre conversation. Deuxièmement, si tu ne veux pas te
retourner, ça voudra dire que tu n'es pas prêt au dialogue, que tu n'es pas
prêt à essayer de rattraper le temps que nous avons perdu. Alors maintenant
libre à toi de te retourner ou pas. Dépêche-toi, car le temps passe vite, et je
n'aimerais pas que tu te retournes quand tout sera épuisé, quand le film sera
fini." »
Dans le film, résumé sec :
« Pendant que je filmais le couple, un bonhomme s'est installé sur le bord de
la Loire. C'est en voyant ce bonhomme de dos que j'ai eu l'idée de la fin du
film. Je vais filmer mon père de dos, je vais lui dire ce que j'ai à lui dire,
et je vais lui demander de se retourner. S'il se retourne, ça voudra dire qu'il
n'est pas prêt à rattraper le temps perdu. »
La plupart de mon journal écrit 1993, période « Omelette », aurait pu donner
d’autres séquences si je n’avais pas visé le politiquement correct. J’ai coupé
les scènes crues. Certaines, en images, auraient frôlé le porno :
« Jeudi 15/4/93 J'arrive à oublier totalement Antoine, alors que, sans lui, je
ne serais rien du tout, je serais inexistant, mort. Avant-hier soir (mardi
soir), on a fait l'amour pour la première fois ou presque sans préservatif. Du
moins c'est la première fois que je l'ai pénétré sans préservatif. Tout en
prenant soin quand-même de me retenir jusqu'au bout, au cas où le test du moins
de février n'aurait pas marché. C'est vrai que c'est quand-même plus agréable
sans, il y a le contact de peau à peau, de chair à chair, de bite à
entrailles... J'ai peur de lui avoir fait trop mal, de l'avoir déchiré mais,
psychologiquement, il était tellement plus heureux qu'avant. A la fin, j'ai
répandu mon sperme sur ses reins et sur le bas de son dos, puis je me suis
allongé sur lui, épuisé. Je sentais dans mes bras et dans mes mains des
picotements parcourir mes nerfs. La détente. »
En images ? X direct. Interdit aux moins de 18 ans. Pas question. Je voulais
toucher aussi les ados, ceux qui ne parlent jamais à leurs parents. Et éviter
de heurter les puritains, en leur parlant leur langue, en gardant toujours
cette phrase de Genet en tête :
« Ayant à dire des choses si singulières, si particulières, je ne pouvais les
dire que dans un langage connu de la classe dominante, celle que j'appelle
'tortionnaires' (...). Il fallait qu'ils m'entendent, et pour qu'ils
m'entendent, il fallait les agresser dans leur langue. »
Tous mes journaux ont été retouchés. Ma vie brute a été triturée, remodelée.
1er octobre 1993, le montage est terminé. 1h18. Le bébé est né, je le nomme Omelette (Nez-de-pied). Oui, avec le titre de mon premier scénario, histoire de dire au monde que je mets la fiction entre parenthèses. Parenthèse, crochet, tout ce que vous voulez. Et puis aussi pour que Défi-jeunes reconnaisse leur projet, celui pour lequel ils m’avaient filé une subvention. Ah, la subvention, cette ficelle invisible qui vous étrangle si vous ne rendez pas le produit fini. Et moi, quoi, j’allais leur rendre l’argent ? Non. Faut pas exagérer. « Omelette »,quatre s explications, pas moins. Première : dans la cour de l’école, on me traitait d’omelette (les gamins, ces poètes cruels !). Fallait bien tourner ça en dérision… humour comme pansement sur les plaies du passé. Deuxième : je savais qu’on allait inévitablement me poser la question « pourquoi ce titre ? » — alors j’ai trafiqué le coup à l’avance. Dans la bande-son du film, j’ai recyclé un « syntagme figé » (ah oui, je ressors mes vieilles sciences de la fac d’anglais de Tours, ça fait chic, non ?) : un syntagme figé shakespearien, rien que ça, que je déclame dans le film : « Omelette. En être ou ne pas en être être. Telle est la question. » Parce qu’avant la foutue question identitaire, il y a la question existentielle : pourquoi être né pour prendre autant de coups ? Troisième : l’autre phrase de cuisine que tout le monde connaît : « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs ». Traduction maison : on ne fait pas de film sans s’arracher un morceau de soi, sans automutilation. Et puis, omelette, c’est un hommage à mon père, cuisinier de son état — un vrai, pas un chef télévisé qui crie sur les commis. Titre choisi, je me dis : avec ça, je vais me démarquer des titres pompeux, sérieux, lourdingues de certains journaux filmés… Un peu d’humour dans ce monde bas de plafond, ça claque !
Très vite, je fais tirer une VHS de mes bobines Super 8 — urgence, précipitation, comme un accouchement où l’enfant crie avant même d’être sorti. Je vais diffuser le film, mais pas sans l'accord des personnes filmées. Chacun signe un papier. Pas de signature, pas de film. Les gens, ça change d’avis comme de chemise, et moi, mon film, je ne le plie pas au gré des caprices familiaux.
Comment ils l’ont vécu, ce tournage, mes proches ? Comment ont-ils réagi au film ? Antoine, en 2004, sur le plateau de Pink TV, répond : "C'était amusant. Il aurait été jardinier, j'aurais fait du jardinage ! C'était une petite aventure qui se construisait sur plusieurs registres en même temps, ce qui est beaucoup plus intéressant. Mais il y a forcément de l'autoportrait là-dedans. Ce qui me plaisait le plus à envisager, c'était plutôt une espèce d'être hybride et de faire l'autoportrait d'une créature à deux têtes." Ma mère, elle, dans Vies Privées, Vies Publiques (France 3, 24 janvier 2001) : "Quand j'ai vu que Rémi me filmait pour me dire son homosexualité, effectivement j'ai trouvé ça étonnant. J'aurais préféré peut-être qu'il me le dise de vive voix, sans caméra. Il m'a dit c'est pour mon journal intime.Pour moi je ne pensais pas du tout que ça allait être diffusé. J'étais un petit peu coincée par mon secret que là je pouvais dévoiler. Il était assez grand pour le comprendre, il était dans le même cas. Ce secret me pesait depuis une dizaine d'années. Quand Rémi m'a annoncé son homosexualité ça m'a fait tilt et j'ai tout de suite pensé à son père. Et j'en ai profité pour disons pour me dévoiler, pour sortir ce que j'avais en moi. Et après j'en ai reparlé avec Rémi et il m'a dit : 'ça m'a fait un coup, parce que voilà tu as parlé de ça, personne n'tait au courant. ça me fait un choc, ça bouleverse mon film. Je lui ai dit : 'écoute, tu fais ce que tu veux.' Si son père n'avait pas été d'accord, il aurait coupé le passage." Ma sœur, elle, elle avale pas la pilule. Dans la même émission de télévision, elle dit : "J'ai repassé plusieurs fois la scène. J'ai pleuré, vision, elle évidemment, parce que je suis assez sensible. Et après, j'ai appelé ma mère, je lui ai dit : 'mais pourquoi t'as été dire ça, pourquoi tu as profité de ce moment, ça n'a rien à voir avec le film, etc.Mais elle me dit : 'si, si, parce que ton père il aurait aussi des tendances homosexuelles, parce qu'un jour je l'ai retrouvé dans une chambre avec un garçon. Donc moi je me suis posé des questions.... Après j'ai appelé mon père, parce que je veux connaître un peu la vérité, puisque j'avais des doutes. Et mon père m'a dit : 'elle raconte n'importe quoi.' J'en ai énormément voulu à ma mère. Et je lui en veux toujours. Et je crois que ça a cassé quelque chose." Ma mère répond à ce que dit ma sœur. "Je sais qu'elle est très choquée. Elle m'en veut encore, comme elle dit, mais on s'adore, on se voit toujours. Elle me téléphone sans arrêt, donc il n'y a pas de problèmes du tout entre nous. J'ai pensé que j'ai dénigré un peu l'image du père, certes. Mais je ne voulais pas le blesser. Ce n'était pas mon but, on était déjà séparés. Mais on s'est séparés normalement, sans heurts. on est restés toujours de très bons amis. Quand j'ai vu sa réaction, par rapport au film, ça m'a fait un peu mal parce que j'ai vu que, lui aussi, avait un peu mal." Guy Bedos, présent sur le plateau, lui rétorque alors : "vous êtes peut-être bons amis mais vous vous balancez quand même !" Ma mère lui répond : "là,c'était un moment où pour moi il fallait que je le dise.". Mireille Dumas, la chef du plateau lui dit alors : "ça a eu aussi une vertu thérapeutique." Bedos fait de l'humour alors : "Vos enfants vous les avez eus avec lui tout de même. Il était pour le moins bisexuel." Ma mère confirme : "ça s'est passé comme ça." Quant à mon père, il a eu un petit peu du mal à accepter d'être dans le film. Comme il me l'a écrit dans une lettre qu'il m'a envoyée après avoir vu le film : "Cher Rémi, ci-joint ton autorisation. Beaucoup à contre-cœur. Non pas pour l'autorisation en elle-même mais pour les termes employés par ta mère. Je souhaiterais que tu puisses en gommer des passages qui n'ont aucun rapport avec toi à mon avis. C'est exactement comme si elle cherchait à justifier ta différence comme une tare dont je t'aurais gratifié par le jeu de l'hérédité. et ensuite vouloir justifier son départ par la même occasion. C'est un roman-feuilleton ou une mauvaise pièce de boulevard." Un jour, j'ai filmé ma grand-mère juste après lui avoir montré le film. Elle me dit tout le bien qu'elle en pense : "Il est très bien tu racontes ta vie, tu t'es défoulé, tu as dit tout ce que tu avais sur le cœur maintenant tu dois te sentir bien. Tu revis, en somme. Parce que, autrement, tu étais coincé.Je sentais qu'i y avait quelque chose qui n'allait pas.Que tu avais besoin de dire. Tu avais besoin de t'épancher, de te soulager de quelque chose qui te gênait, quoi..." Je lui demande alors : "Et le film, tu crois qu'l peut servir à quelque chose ?" Elle répond : "A ouvrir les yeux à beaucoup de personnes et non seulement ça, à dire ce que l'on pense et à ne rien se cacher.C'est pas la peine de cacher des choses, de toutes façons : on se fait du mal à soi-même, et puis ça n'avance à rien." Et moi vous voulez savoir ce que je pense de tout ça ? Dans l'émission Vies Privées , Vies Publiques, je m’explique : "Je pense que ça a ressoudé la famille, on s'entend tous très bien, on n'a vraiment pas envie de se laisser tomber, même on n'est pas d'accord sur certaines choses. Se qui se dégage du film c'est de l'amour pour les uns et pour les autres."
Le 12 décembre 1993, 16H. Toute première projection du film à Tours, au café Le café où ont été tournées certaines scènes. C'était une projection privée, avec des amis, certains de mes amis, des amateurs de l’atelier Super 8 de Tours, du festival International de Cinéma Super 8 de Tours, mais aussi ceux d'Antoine. J’avais même invité mon prof de fac qui m'avait ensuite écrit une très belle-lettre que je n'oublierai jamais, je la conserve comme un bijou de famille... J’ai lu sa prose et j’ai senti, pour la première fois, que mes bobines pouvaient vraiment parler. Non pas seulement à moi, non pas seulement à ma famille, mais à quiconque accepte de regarder sans détour, sans faux-semblant. Cette première projection m’a également confronté à l’inévitable : le rire et la gêne. Certains éclataient de rire devant certaines scènes absurdes ou grotesques que j’avais moi-même filmées en me tenant sur le fil de ma propre honte, et d’autres, plus sensibles, détournaient les yeux, pris dans l’inconfort d’une intimité dévoilée. Filmer, c’était bien tendre un miroir sans tain au spectateur, un miroir qui ne flattait personne, pas même moi. Et ça, c’était libérateur autant que cruel. Juste après cette projection, Antoine s’approche et me murmure : "Rémi, tu as cassé les codes, mais tu ne les as pas trahis. Tu as trouvé ton langage, et c’est brutal et pur." Et moi, je sentais cette vérité vibrer au fond de moi, quelque chose que je n’avais jamais ressenti pendant mes années de Super 8 timide : le sentiment d’avoir donné naissance à quelque chose qui échappe à l’auteur lui-même.
Après ça, je me demande : et maintenant, quoi filmer ? Je note alors dans mon journal écrit : "j'ai réussi à faire un film parce qu'il y avait une crise, parce qu'il y avait des problèmes... Mais maintenant que tout va bien... Est-ce qu'il faut que j'attende que des événements forts se produisent d'eux-mêmes, ou est-ce qu'il faut que je les provoque ?Mais si je les provoque pour le film, je vais changer le cours de ma vie pour faire mon propre cinéma. alors que je devrais me contenter de filmer ce qui m'arrive. Même si c'est terne et triste."
J'envoie des copies VHS à tous les pro gays du cinéma. Faut faire fonctionner le réseau gay à fond... Entre gens de la même espèce on s'entraide, c'est ce qu'on appelle du communautarisme. Olivier Drouault qui apparaît dans Omelette me fait rencontrer Jean Le Bitoux, un vieux routard de la lutte gay, qui me donne les coordonnées d'Alain Burosse, activiste gay ayant milité au F.H.A.R., directeur des programmes courts de Canal + et l'un des directeurs artistiques de la fameuse émission L’Œil du cyclone que tous les bobos ne loupent jamais le samedi en clair. Jean me conseille aussi d'envoyer le film à Lionel Soukaz, l'un des pionniers du cinéma gay français.Je leur envoie à chacun une copie VHS du film et j'attends leur réponse. Lionel Soukaz, ô joie, m'appelle pour me dire tout le bien qu'il pense du film. Il va m'aider en appelant Alain Burosse qui, surement très occupé, a du mettre ma copie VHS sous une pile de films à voir... Il va aussi contacter Michel Cressole, un journaliste de Libération qui, comme Burosse, a milité au F.H.A.R. Enfin il conseille à Yann Beauvais, l'un des pionniers du cinéma gay français comme Lionel, de voir mon premier long métrage. Car Yann est aussi l'un des responsables de Light Cone, coopérative de cinéma expérimental qu'il a fondée en 1982 avec son petit ami Miles Mc Kane. Yann m'appelle et décide de distribuer Omelette (nez-de-pied). Grâce à lui et ses bons plans, je vais faire une copie Super 8 des bobines originales Super 8 en Hollande pour la projection qu'il fixe le 17 mai 1994 à L’Entrepôt, Paris, dans le cadre des séances Scratch qu'il organise. Cette copie est payée par mes ami.e.s de Tours. Je ne suis pas riche, j'ai deux petits boulots : pion dans un collège et bibliothécaire adjoint à la bibliothèque de la fac d'Anglais de Tours.
La toute première projection publique du film aura lieu aux cinémas Studio de Tours, dans le cadre du deuxième festival Autres désirs qui gagne peu à peu ses lettres de noblesse, d'autant plus qu'il est maintenant reconnu par le journal Libération qui lui consacre une colonne entière "22 films gays à tours." Cet article est signé... Michel Cressole (comme par hasard !) qui, comme moi, milite contre l'homophobie et le retour à l'ordre moral. Il est important pour les activistes gay de Tours, mais aussi pour moi. Il se termine en effet par une petite critique d'Omelette (nez-de-pied) qui dit que : "c'est du Rimbaud En super 8." Je jouis sur place ! Merci Michel ! Comble du bonheur, peu après, Alain Burosse m'appelle, pour me dire qu'il aimerait me rencontrer. Rendez-vous fixé le même jour que la projection à l'Entrepôt.
Le 17 mai 1994, date très importante pour moi donc, je rencontre enfin Alain Burosse qui me propose un montage court, 24 minutes, pour son émission L’Œil du cyclone. J’accepte, même si ça me fait mal d’amputer mon bébé… Je ne peux pas passer à côté d’une diffusion grand public, à grande échelle, sur une chaîne nationale, en clair, un samedi à 13h30, heure de grande écoute. Le titre est choisi : Les Anges dans nos campagnes. Parce qu'il sera diffusé le 17 décembre 1994, et qu'avec ce titre, les aficionados très cathos vont peut-être le regarder à quelques jours de Noël ! Le soir, ma sœur assiste à la première projection parisienne. Dans l'émission Vies Privées, Vies Publiques du 24 janvier 200, elle dit : "J'ai été assez gênée, il y a certains passages où j'ai tourné la tête. Puis j'étais au fond de la salle donc je me cachais un petit peu. ça m'a remué les entrailles, c'est un film qui est chargé de beaucoup d'émotions. Enfin c'est un journal intime filmé, donc un journal intime normalement ne se dévoile pas. Donc je pensais qu'il allait le garder pour lui, jamais je n'aurais pensé qu'il en aurait fait un film visible par tous et qu'il aurait mis des scènes qui m'ont choqué, des scènes touchantes." Elle n'a toujours rien digéré ou rien compris, mais c'est pas grave il faut du temps pour ouvrir les yeux des gens qui vivent dans un moule qu'on leur a façonné depuis la tendre enfance...
Juin 1994 : dans un lit, un garçon me prend la main. Geste anodin, sauf que
c’est le coup d’envoi de Les
Yeux brouillés. J’ouvre grand la porte. Je n'ai pas à chercher le
problème, il est vient à moi tout seul. J'aurais pu cacher cette
relation extra-conjugale à Antoine, ne pas en faire un film mais voilà,
c'est de la bombe, alors je vais lui dire devant la caméra ! Le voilà le
sujet de mon nouveau film-journal-narratif-classique-grand-public
! La recette du premier film est la bonne : l'annonce d'un secret qui
fait mal, qui est jeté comme un pavé dans la marre, dont on n'a plus
qu'à filmer les ondes de choc... Fin juin, pendant la gay pride, je
rencontre Michel Journiac, qui a vu Omelette grâce à son vieil
ami Lionel Soukaz... Je le filme. J'ai à peine eu le temps d’enregistrer
ce qu'il dit sur mon premier journal filmé, mais j'ai chopé ses
derniers mots : "il y a moins de théâtralité... C'est chouette !". Il entre dans ma vie. On devient amis. Dans ce nouvel opus, je crache plus
clairement les pulsions agressives de mon inconscient, toujours gorgées de
tendresse. L’échange de vies ? Il est visible, frontal. Les cadeaux intimes qu’on
m’offre — lettres-objets, le « dessin animé » de David, la vidéo de Matthieu
Doze, les images Super 8 de Grégory Alexandre — s’infiltrent dans le montage.
Les inconnus du premier film entrent dans le deuxième.
Les Yeux brouillés est le frère jumeau de Omelette (Nez-de-pied) : il raconte
ses débuts, poursuit les aventures de Rémi Lange, d’Antoine, et de leurs
proches. On peut le voir seul, mais c’est plus savoureux dans la série. Mon
obsession : inscrire ma vie sur des supports qui durent, fabriquer des séries
dans le temps, comme le dit Philippe Lejeune.
Si on veut comparer, c’est ma Petite maison
dans la prairie à moi. Sauf qu’au lieu des prairies, c’est un champ de
mines sentimentales. Comme j’avais foutu le bazar pour Omelette (Nez-de-pied), j’ai provoqué ici la crise amoureuse
: j’ai glissé entre Antoine et moi le garçon à la main fatale, juste pour créer
l’obstacle au désir. Le malheur — essence de tout récit. Je le dis dans le film
: c’est pour créer la tension, le suspense. Transformer ma tranche de vie en
thriller sentimental. Rémi Lange en rôle-titre : le garçon à problèmes.
Autoportrait noirci exprès. Plus noir que nature. Un vécu maquillé pour que la
narration claque mieux.
Et puis, comme je l’ai lu je ne sais plus où : l’art, c’est brouiller le réel
pour se l’approprier. Alors j’ai pris mes trois journaux et j’ai refait un film
narratif, classique, digeste pour le grand public. Les dialogues sont tous
vrais, tirés de mon journal filmé et sonore. Pour Les Yeux brouillés, j’avais un dictaphone en poche,
conversation avec Antoine incluse — bien plus longue en vrai. Certaines scènes,
reconstituées, juste pour pouvoir poser ma voix-off, étaler mon flux de
conscience. Mise à nu plus poussée que dans Omelette,
mais pas de X : si ça baise, le drap cache tout, comme dans les vieux films où
la nudité se faisait désirer.
Nouveauté : j’ai recyclé des séquences de la « période Omelette », comme l’anniversaire d’Antoine que j’avais coupé
du premier film. La voix-off, cette fois, n'est presque pas tirée du journal écrit
(que j’ai à peine tenu pendant le tournage). Elle a été bricolée pendant le montage,
en avril-mai.
Les Yeux brouillés, sera projeté quatre fois dans le milieu underground : Rencontres du Cinéma Indépendant de Châteauroux, Festivals du film gay & lesbien de Paris, de Bruxelles, café Le Café de Tours, etc.
Omelette (nez-de-pied) suit le même chemin : Le Spoutnik de Genève, le 102 de Grenoble, etc. Il va devenir l'une des références de la jeune production expérimentale française. Il est remarqué par Les Inrocks qui précise que "le film ne contient pas de voyeurisme" et "qu'il est montré dans la plupart des lieux indépendants." Mon bébé va aussi devenir un film-phare du cinéma gay français. Les associations homosexuelles s'intéressent très vite au film, invitant Rémi à participer à des rencontres avec le public à l'issue de chaque projection. Omelette (nez-de-pied) ne passe pas inaperçu. "A Lille, l'important festival de films gays et lesbiens renferment au moins deux merveilles : d'une part Le chien amoureux de Joseph Morder, d'autre part -attention les yeux !- Omelette du jeune Rémi Lange. La rencontre bas-les-masques avec la mère constitue un sommet du genre : sous le coup de l'émotion, le poids de la caméra se met à trembler sur les épaules du réalisateur et soudain c'est l'image qui frissonne" écrit Gérard Lefort dans Libération le 19 novembre 1994. Aux 8èmes Rencontres du Cinéma Indépendant de Châteauroux, le 9 décembre 1994, il reçoit le Prix du public.
L’Œil du cyclone passe comme prévu Les Anges dans nos campagnes le 17 décembre 1994 en clair sur Canal +. Audience : 200 000 spectateurs. Dans le Télérama qui sort le 14 décembre 1994, Bernard Génin écrit : "Il y a dans ce film, chaotique (comme dans la vie) et dénué de toute sensiblerie, un culot et un jusqu'au-boutisme qui dérangent d'abord, puis touchent en plein coeur (...). Rarement 'film-en-train-de-se-faire' aura semblé si nécessaire à son auteur. Rarement le parler faux, un peu gêné, des interlocuteurs, aura renvoyé à tant de vérité." En lisant ces jolis mots, je suis très touché mais je regrette que ce critique de cinéma, puisqu'il a aimé, n'ait pas encadré sa prose, une mise é valeur appréciable que j'ai déjà pu voir dans ce magazine. Culotté, je m'empresse d'écrire à ce jounaliste pour lui faire part de ma deception. Pour le remercier aussi bien sûr. On finira par se rencontrer et à devenir de bons amis. Avant ma version de 26 minutes, le spectateur découvre une petite présentation de moi que j'ai trouvée assez juste : "Rémi Lange n'a pas fait exprès de s'appeler comme ça. Il est né à Gennevilliers il y a 25 ans. Et depuis il se confie à son journal intime qu'il rédige tous les soirs, comme le font bien des gens. Mais à partir de mars 1993, il décide de continuer son journal avec une caméra Super 8, pour comme il le dit : "enregistrer le temps qui passe, construire sa vie comme un scénario de fiction, se faire son propre cinéma quoi... Il se retrouve ainsi à filmer ses proches, et très vite une certaines mise au point lui paraît nécessaire". J'assiste à cette diffusion chez un ami d'Antoine, Mathieu Doze, qui apparait dans Les yeux brouillés. Avant la diffusion, Antoine est malade. Il va vomir de la bile dans les toilettes. Contrairement à moi, il n'a pas encore fait son coming out, et ses parents vont sûrement découvrir le, film en regardant nos Anges dans nos compagnes passer à la télé, du moins en entendant parler... Moi j'ai du faire face à d'autres petits soucis. A cette époque, j'étais bien dans un collège de tours. Le lundi d'après la diffusion j'arrive dans la cour de cet établissement, et là, grand froid : tout le monde, y compris le directeur, me regarde bizarrement. J'ai compris. Il y en au moins un qui a du voir ce "pion qui est pédé" à la télé et répandre la mauvaise nouvelle à ses congénères. Pendant quelques jours, personne ne m'adressera la parole.Finies les affinités avec certains élèves... Jusqu'à ce que l'un d'entre ose venir s'approcher de moi et me dire : "Monsieur il parait que vous êtes homosexuel, c'est vrai ?" Je lui réponds alors, tout de go : "je ne devrais pas te le dire ici, puisque ça concerne ma vie privée, mais puisque tu me le demandes je vais te répondre le plus sincèrement possible : oui c'est vrai." Ensuite il reparti retrouver ses potes pour leur confirmer la rumeur. petit à petit fort heureusement, les relatons se sont décrispées, et tout est redevenu comme avant. C'est ça devenir une star, faut assumer !
Après entendu parler du film dans la presse et vu Les Anges dans nos campagnes, Gérard Vaugeois, directeur de la société de distribution Les films de l'Atalante, me demande de lui envoyer une copie VHS de Omelette. Le 7 mars 1995, il me propose de sortir mon premier film-journal dans une de ses salles, Les 3 Luxembourg. Mais sa salle étant équipée de projecteurs 16mm et 35mm, il faut réaliser une copie dans l'un de ces deux formats... Ce qui coûte une blinde. J'en parle à Jean-Marc Delacruz, projectionniste dans un des cinémas de Vaugeois, qui m'explique que eux "n'ont pas l'argent pour faire le gonflage de mon film." Il précise "qu'il n'y a pas d'aide à la distribution pour un film tourné en Super 8, que le cinéma Super 8 c'est complètement marginal." Je découvre alors que les pauvres cinéastes ne sont pas aidés par l'état français, qui préfère aider ceux qui ont déjà de l'argent, les riches qui ont de quoi pouvoir créer une société de longs métrage, obligation pour pouvoir toucher des subventions... Je dois donc tout financer moi-même... J'ai fait mon film en Super 8 seul, je ferai sa version 16mm ou 35 mm seul. J'espère que ce ne sera pas comme ça toute ma vie... Qu'il faut passer par là pour trouver un vrai producteur qui, ayant vu Omelette sur grand écrans, croira en moi et me permettra de faire des films comme les autres cinéastes français que je vois à la télé... Je me renseigne sur les prix... Je vais voir Maurice Cora Arama, le spécialiste du gonflage Super 8 en 16 ou 35 mm. Il me fout un coup de massue : "Il faut environ 15000 francs." J'ai mis de l'argent de côté de la diffusion de Les anges dans nos campagnes, mais c'est encore insuffisant...
En 1995, l'équipe de L’Œil du cyclone me commande un film sur le Super 8, en Super 8... La diffusion en clair est prévue le 17 juin 1996. Enfin, je vais avoir assez d'argent pour gonfler Omelette (nez-de-pied) en 16mm ! Mais avant, il faut réaliser mon deuxième Œil du cyclone. L'idée est de présenter les différents courants du Super 8 qui seront entrecoupés de morceaux de mon journal filmé. A cette époque, je faisais partie de la troupe du Festival International de Cinéma Super 8 de Tours et on faisait face à la menace de Kodak d'arrêter totalement la production des cartouches Super 8, trop peu rentables aux yeux des capitalofachos de l'industrie du cinéma amateur. Dans Le film français du 31 mai 1995, j'explique la situation : "Kodak vient de supprimer deux pellicules Super 8, l'Ektachrome 160 et la Tri-X sonore (...). Nous avons peur qu'à terme, ils arrêtent toute la production. avec ce film, nous voulons créer un mouvement de solidarité qui permette de sauver le Super 8 (...). En 16 mm, les prix sont inabordables. Pour les jeunes cinéastes, c'est la possibilité de tourner avec de faibles moyens. S'il disparaît, le cinéma sera réservé à une certaine élite." Je décide que le film portera le joyeux slogan du festival de Tours : Le Super 8 n'est pas mort, il bande encore ! Il va même inclure des images de la manifestation qu'on a organisée devant le siège de Kodak et se terminer par un extrait de film amateur montrant l’explosion d'une usine Kodak ! La voix off de la fin est collective : c'est une pétition lue par les défenseurs tourangeaux du Super 8, qui sera donc diffusée à grande échelle et relayée par une certaine presse... Un jour, bien avant la diffusion, Elisabeth Lebovici, m'appelle pour m'interviewer pour Libération. Le 16 mai 1996 j'ouvre le journal et lit son article : "Le film de Rémi Lange accouche de même d'une pétition: merci de protester contre l'arrêt, par les usines Kodak, de la production de pellicules Super 8, vouant ce cinéma-là à la condamnation. "Si je filme, c'est aussi à cause de mon père, pour retrouver le souffle des projections familiales donnant l'impression d'une famille unie.» Cette idée familiale s'est désormais agrandie à la famille de cinéma, celle du Super 8 qu'il montre dans ses films (ses amis du Festival de Tours, de Châteauroux, le fan-groupe des Thugs, ses distributeurs, etc., tous ici acteurs) et qu'il monte (son film utilise également des extraits payés des Super 8 des autres). Résultat : « j'aimerais montrer plus encore le corps dans tous ses états, comme je le fais dans ce film-là, hétéros, lesbiennes, pédés, le pipi (pas le caca toutefois puisque c'est la seule censure qu'il a exercée sur un film Super 8 de Pierrick Sorin), le suicide (film d'Anne Charlotte Robertson) où même la naissance, avec l'accouchement, filmé par son mari, de la dame du Festival de Châteauroux.»" Bernard Génin a cette fois-ci fait un encadré pour le film dans Télérama où il écrit : "Avec sa générosité habituelle, Rémi Lange fait de son sujet une affaire personnelle. Militant, réalisateur, acteur involontaire (dans quelques homovies), il signe le plus vivant des plaidoyers pour un mode d'expression menacé de mort par le succès de la vidéo." Je ne sais pas comment Kodak a réagi, mais j'espère qu'avec ce film-tract, ce joyeux pamphlet pour le cinéma amateur, Kodak a continué un peu plus longtemps la production de ces cartouches indispensables aux apprentissage cinéastes : en 1996, les films étaient encore tournés en pellicule et étaient encore projetés en 35mm... Faire du Super 8 c'était faire comme les vrais cinéastes reconnus comme tels... C'était le cinéma des non-riches et combattre pour une meilleure répartition des richesses etait déjà une de mes préoccupations en 1996...
Pendant le long accouchement de ce nouvel opus de l'Œil du cyclone, Omelette (nez-de-pied) va circuler dans de nombreux festivals, y compris à l’étranger. En novembre 1995,le festival Mix New York nous invite, Antoine et moi, à présenter le film dans l'un des hauts lieux du cinéma expérimental, l'Anthology Film archives, cofondée par l'un des papes du journal filmé : Jonas Mekas. Majoie est immense. On en profite pour visiter la ville, notamment l'Empire State Building et le World Trade Center, figure centrale du film King Kong de John Guillermin que j'avais adoré étant enfant... Bien évidemment, on ne peut pas s'empêcher de faire un tour du côté du quartier gay, Le Village, épicentre du mouvement de contre-culture des années 60, et on se prosterne devant le Stonewall Inn en hommage aux victimes LGBTQIA+ des attaques policières de juin 1969.
En septembre 1996, peu après mon installation à Paris, je commence l'écriture de mon premier scénario de long métrage : L’œuf. Un faux journal intime. Deux jeunes hommes, dont un qui filme tout ce qui lui arrive, vivent ensemble. Celui qui réalise un journal filmé désire trouver une femme pour faire un enfant. La difficulté est alors de trouver une femme qui accepte à la fois d'être filmée et de faire le bébé en même temps. Le couple s'adresse à une comédienne connue du grand public, qui accepte à condition que le film soit tourné en 35 mm... En arrivant dans la capitale, j'ai téléphoné à Patrice Chéreau... afin de lui demander de l'aide pour ma sortie salles de Omelette... Je suis tombé sur son répondeur. Un jour, en rentrant du travail (j'étais surveillant au grand palais, livreur en scooter de produits chinois...), qu'elle ne fut pas ma surprise de découvrir un message de ce metteur en scène dont L'Homme Blessé m'avait tellement marqué. Dans ce message, il me donnait rendez-vous parce que tout simplement il avait aimé Les Anges dans nos campagnes sur Canal +. Un jour, il m'a accueilli à sa porte, rue Braque, et on est allé prendre un verre au café du coin, rue Rambuteau... Il m'a donné quelques pistes pour trouver un producteur... Je me souviens de l'attention particulière qu'il m'a témoignée, de sa gentillesse, de son regard intense, un regard qui vous perce, vous sonde jusqu'au fond de votre cerveau, de vos tripes... Je n'ai pas osé le recontacter après... Je me suis toujours senti inférieur aux personnes très cultivées. La peur de ne pas être à la hauteur dans les discussions, d'être jugé pour mes lacunes, mon manque d'érudition... Je lui ai juste un jour envoyé une carte postale du Saint Sébastien soigné par Sainte Iréne du Musée des Beaux-Arts de Tours... J'ai appris un jour qu'il avait choisi ce tableau parmi ses œuvres lorsqu'il a investi le Musée du Louvre en 2010... Une aventure artistique que j'ai loupée. Je l'ai revu une fois aux Mots à la bouche, la librairie gay du Marais, où il m'a dédicacé son DVD L'homme Blessé qui venait de sortir... Je ne l'oublierai jamais, je n'oublierai jamais son regard qui a percé mon âme.
Après la diffusion du Super 8 n'est pas mort, il bande encore !, avec l'aide de Pip Chodorov qui travaillait à Light Cone, également éditeur de films expérimentaux en VHS via une société qui s'appelle Re:Voir, je réalise la version 16 mm de Omelette (nez-de-pied). J'envoie les bobines ordinales à un labo au Canada que connaît Pip. Je tremble à l'idée que les bobines Super originales soient perdues dans le transport. Je me suis fais des frayeurs pour rien : les images de mon bébé reviennent intactes, accompagnées de leurs doubles en 16 mm. Après il a fallu techniquement recoller le son sur le 16mm, et cela a pris du temps car il y avait une petite désynchronisation... Ultrapatient, avec une générosité exemplaire, Pip a coupé des petits bouts dans la bande son pour qu'ils s'ajustent parfaitement aux images. J'ai profité de ce cette occasion pour demander à mon cher ami Tiburce de nettoyer et améliorer la bande-son : retirer du souffle, couper ou atténuer les bruits de micro. Le son est donc plus "pur" dans cette version 16mm. Enfin, chose à laquelle je ne m'attendais pas : Joseph Morder, qui se dévoile beaucoup dans le film, me demande de retirer les passages où il parle de son homosexualité. Il prétexte que sa mère pourrai voir le film. Je ne dis rien, mais je n'en pense pas moins. Je respecte et de toute manière je ne peux pas faire autrement. Je ne lui ai pas fait signer d'autorisation. La version qui sortira en salles sera donc une version un peu tronquée du film de 1993. Mon pauvre bébé, à chaque fois je dois le charcuter et le présenter amputé de quelques uns de ses morceaux... Fin 1997, la version 16 mm de Omelette (nez-de-pied) que je renomme Omelette, est enfin prête. Je peux signer avec Les Films de l'Atalante le contrat de distribution cinéma. Je me garde bien de lui confier les droits d’exploitation vidéo, que je réserve à Pip Chodorov, non seulement parce qu'il ma beaucoup aidé sans compter et parce qu'il effectue en excellent travail d'éditeur VHS, notamment en réalisant des livrets assez épais insérés dans la boîte VHS.... Je demande à Tiburce de créer l'affiche du film qui sort enfin au cinéma le 14 janvier 1998.
Le succès public d'Omelette est assez étonnant. En effet, la sortie salles comptabilise 5800 spectateurs, ce qui est assez étonnant pour un film tourné à la maison. Il faut dire aussi qu'il y a eu une étonnante médiatisation. D'abord il y a la presse écrite qui a été très enthousiaste. Certains ont mis l'accent sur l'originalité du film... "Le premier coming out en direct de histoire de cinéma" dit Olivier Séguret dans le Cosmopolitan de février 1997. Si la majorité des observations ont porté sur les qualités d'émotion du film (par exemple Studio Magazine dit que c'est un film "poignant"), certains ont salué la distance critique et l'intelligence de la mise en forme. Les Inrocukptibles ont insisté sur la construction dramatique du film, la rapprochant de celle d'un film narratif classique. Télérama a qualifié le travail de Rémi d' "audacieux", Ciné-Live parle d'un "petit bijou d'intelligence." Mais c'est surtout la médiatisation télévisuelle qui a permis au film d'attirer l'attention l'attention de tous ces spectateurs, qu'ils soient homosexuels ou pas. J'ai été invité à parler de mon film d'abord sur France 2 le 28 janvier 1998 par Bernard Rapp dans son émission Le Cercle du cinéma, puis sur Canal Plus le 17 février 1998 dont la mythique émission Nulle part ailleurs. A cette occasion le présentateur Alexandre Devoise n'a pas hésité à rappeler que "le propos de Rémi Lange a été apprécié et relayé par la presse et la télévision comme quelque chose d'assez nouveau." En octobre 1998, Jean-Paul combe dans Bref reviendra sur cette sortie hors-normes. "Omelette est sortie à la mi-janvier alors qu'il était déjà un film-culte dans les milieux d'avant-garde (...). La sortie de ce film est l'évènement de la décennie." Rien que ça ! Omelette va laisser de bons souvenirs, je crois, pour moi et ceux qui l'ont vu... Je me disais alors : "si je meurs demain, il restera quelque chose de moi." Bref, c'était une petite satisfaction de ne pas avoir vécu pour rien...
Après la sortie d'Omelette, dopé par cette reconnaissance de la part de la critique, je recommence l'écriture de mon scénario L’œuf que je réintitule Comment faire un enfant à Françoise Létoile... J'envoie le scénario à la chanteuse Lio qui, aussitôt après l'avoir lu dans un train, s'empresse de m'appeler pour lui annoncer qu'elle désire incarner le rôle principal... L'histoire est réadaptée en fonction de la personnalité de la chanteuse et son titre devient Comment faire un enfant à Lio. Il faut maintenant trouver un producteur pour ce film, car Lio ne tournera pas sans être payée...
En janvier 1999, j’apprends que Nicolas Boukhrief de Canal Plus veut diffuser Omelette dans son « Ciné-club ». Je tombe de ma chaise. Moi, pauvre hère, pauvre cinéaste bricolant avec trois bouts de ficelle et une caméra Super 8, me voilà invité par la grande machine Canal Plus, temple des blockbusters et des rediffusions en boucle ! Et le 19 avril 1999, lors de la première télédiffusion, Nicolas est très très enthousiaste, il en fait même des tonnes, mais des tonnes qui me réjouissent : « Un premier film qui ne ressemble en rien aux premiers films sortis ces dernières années en France. Et pour cause… Tourné en Super 8 avec le plus petit budget qu’on puisse imaginer, Omelette nous rappelle que le cinéma est affaire d’idées avant d’être affaire de moyens. Rémi Lange se débrouille pour qu’il y ait un rebondissement à peu près tous les quarts d’heure. C’est très encourageant pour ceux d’entre vous qui rêvent de mise en scène. C’est que Rémi Lange nous démontre que, bien avant les vidéastes de la bande de Lars Von Trier, quel que soit le support, le format ou le budget, le style est avant tout affaire de passage à l’acte. Celui de Rémi Lange me paraît réussi et original. » Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Moi qui ne croyais pas en grand-chose, sinon en ma rage et ma solitude, j’avais là une reconnaissance qui valait mille subventions.
Grâce à l’argent de ces diffusions sur Canal +, je m’achète un studio au fond d'une cour pour ne plus avoir à donner mensuellement de l'argent à un propriétaire véreux, puis je m'équipe d'une caméra mini-DV, une nouvelle armes pour retrouver la liberté perdue depuis la mort du Super 8 sonore en 1997. Avec la DV, je veux refaire mon cinéma pauvre mais libre et insolent.
Le premier projet que je veux réaliser est un film sur l'homosexualité maghrébine.Sujet brûlant, tabou, explosif, que je serai le premier au monde à aborder à travers un film... Je prévois de mêler une histoire d’amour à des interviews réelles d'homosexuels maghrébins, des archives, du documentaire cru. Le rôle principal est pensé pour Halim, un jeune Algérien rencontré dans un lieu de drague homo près de Stalingrad. Je commence par une longue interview, mais très vite il me dit qu’il ne peut pas continuer, trop dangereux, trop de risques pour sa vie privée. Je comprends mais je rage, j’attends. Le projet reste en suspens jusqu'au jour où je rencontre Karim à une soirée dance beur et gay près de la place Clichy... Comme le garçon danse d'une façon très sensuelle, je décèle en lui tous les atouts de devenir un bon comédien. Karim, après avoir vu Omelette et Les yeux brouillés, accepte de jouer. Je m'empresse de réécrire mon projet en fonction de la personnalité du danseur. Un simple texte de trois pages alors intitulé Karim et les garçons sert de base au tournage qui commence fin mai 1999. J'aménage des plages de travail en fonction de l'emploi du temps de mes acteurs non-professionnels, tous occupés à des emplois divers et variés. En faisant le film, je réalise ma première fiction, mon premier film non autobiographique. Pour moi, c'est un essai : je veux apprendre à mettre en scène tout en laissant une grande place à l'improvisation ludique. Mon but est de réaliser, un peu comme Omelette, un film militant : en 1999, l'homosexualité est encore un véritable problème aussi bien au Maghreb que dans les banlieues françaises. Mais j'essaie d’éviter le didactisme. Le but est aussi de me faire plaisir en faisant du cinéma, raconter une belle histoire d'amour en présence de comédiens que j' aime bien et que je trouve beaux, drôles et intelligents ! Le tournage se termine en juillet 1999... En août, je commence le montage des vingt heures de rushes avec Antoine... Très vite, il s'agit de reconstruire mon histoire d'origine en fonction des moments que m'ont offerts les comédiens... Certaines scènes sont incompréhensibles, je demande alors à Karim de repasser devant ma caméra au mois de septembre 1999. C'est à cette période-là qu'ont été enregistrées de nombreuses voix off... dont la plupart ont été abandonnés dans le montage final ! Début octobre, armés de nouvelles munitions, Antoine et moi reprenons le montage, très vite interrompu par une bonne nouvelle : Les yeux brouillés vient d'obtenir une aide au gonflage en 35 mm.
A ma grande surprise, mon scénario Comment faire un enfant à Lio reçoit en 2000 le prix Emergence-Université d'été du cinéma, ce qui me permet de réaliser deux maquettes d'une séquence, et, comme j'incarne mon propre rôle, de jouer avec Julie Depardieu, Agnès Soral et Lyes Salem.
Après la post-production de ce film et sa sortie en juin 2000, nous reprenons le montage de Karim et les garçons. Après plusieurs versions (de deux heures dix et 1h37), le montage définitif est enfin terminé début octobre 2001. Il s'appelle désormais Tarik el hob (le chemin de l'amour). Le film est projeté dans la plupart des festival de films LGBT européens mais aussi au Brésil, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Inde... Remarqué par le New York Times, Tarik El Hob reçoit en 2003 le Freedom Howard au festival Outfest de Los Angeles, le prix du meilleur long-métrage à Seattle... Le film a ensuite la chance de connaître une sortie salle à New York, au Pioneer Theater, puis en DVD en France en juin 2003. En 2004, il sort en Allemagne en DVD sous le titre Strasse der Liebe et aux USA, en DVD également, sous le titre The road to love. Et quel chemin ! Les festivals LGBTQIA+ s'enchaînent... En Europe, au Brésil, au Canada, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Inde.
Après le tournage de ce film, je reçois une grande claque : le scénario Comment faire un enfant à Lio a essuyé le refus de la commission plénière du CNC, malgré ses prix (Aide à l'écriture de la Fondation Beaumarchais, aide à la réécriture de la région Franche-Comté). De plus, la production qui a acheté les droits du scénario veut transformer la fin amère de l'histoire en happy end... Je me sens dépossédé, trahi, pris au piège d'un cinéma trop commercial, trop américanisé à mes yeux. Et trop long à se faire. J'ai pas le temps d'attendre, la menace du sida m'a appris à aller aussi vite que possible. Un jour, ayant repris mes esprits, j'appelle Annie Alba, une amie de ma mère qui vit à Aix-en-Provence. Annie est une femme très forte qui souffre de son physique mais qui, à table, lors des repas bien arrosés, fait rire tout le monde. Un vrai big woman show à elle toute seule... Je lui propose d'incarner le rôle d'une tueuse psychopathe. Je la préviens d'emblée que je tournerai en dérision son physique ingrat aux yeux de beaucoup de gens. Annie accepte, à ma grande joie ! Je me mets immédiatement à écrire quelques lignes pour guise de scénario... Je me dis alors que j'ai perdu beaucoup de temps à essayer de faire du cinéma en 35 mm, qu'il faut rattraper ce temps perdu en faisant au plus vite un nouveau film en numérique. Maintenant je ne veux plus me prendre la tête en essayant de faire des films en 35 millimètres que je ne contrôle pas. Je n'ai plus qu'un seul mot d'ordre : le plaisir. Mon objectif : allier le ludique à l'humour pendant le travail. Abandonnant définitivement ma carrière de réalisateur, je veux m'amuser avec mes amis en faisant du "cinéma bis", fauché mais libre ! Ma nouvelle ambition : devenir le "Ed Wood queer du cinéma français" ! Pour commencer, je vais faire un pastiche de film d'horreur, réalisant ainsi le film que j'aurais aimé faire adolescent, quand j'étais fan d'effets spéciaux... Mai 2001. Le tournage de Mes parents qui se déroule sur deux jours dans la vieille maison provençale où habite ma mère est son nouveau mari Maurice se passe à merveille. Le mari de la grosse tueuse est joué par Francis, un ami de ma mère qui n'a pas non plus un physique facile au regard des considérations esthétiques de notre société. Les ombres bienveillantes de Cronenberg et David Lynch planent sur la maison. Le film au début est un court-métrage que je teste en le projetant à mes amis et mes proches. Les réactions étant on ne peut plus positives (les gens sont dégoûtés par la noirceur qui se dégage de la relation entre les personnages), je décide de continuer l'histoire et le tournage reprend au mois d'août 2001. C'est Antoine, qui connaît bien Annie, qui incarne le rôle du deuxième amant de l'ogresse tueuse ! Le long-métrage Mes parents d'une heure 37 est terminé en janvier 2002 pour l'ouverture du 10ème Festival Désirs désir de Tours qui en fait son coup de cœur : "un film-choc. Rémi Lange pastiche les films d'horreur pour notre plus grand plaisir" écrit l'écrivain Abdellah Taïa qui travaille alors pour ce festival. Le magazine Ciné Live apprécie mon nouveau film : "Mes parents ne ressemble à rien. Film libre, naviguant à vue entre émotion réelle et trash provençal, ce qui en fait précisément le sel et le prix." Le festival de films LGBT de Paris présente Mes parents et dans son catalogue affirme que je suis une sorte de "David Lynch provençal." Le site Têtu écrit en décembre 2002 : "Rémi revisite de manière on ne peut plus subversive le thème de la famille." Les réactions sont donc plutôt positives même si certains émettent des réserves : "on a été servi côté trash par le dernier-né de Rémi Lange. Mes parents est une pure fantaisie gore. Néanmoins, il y a là suffisamment de folie queer pour amuser." (Illico, 28 novembre 2012). Après avoir reçu le Prix Comtesse des Flandres au festival Question de genre à Lille en novembre 2002, le film reçoit à nouveau de bonnes critiques... "Un film ultra-naturaliste limite gênant mais jouissif. Porté de bout-en-bout par des comédiens étonnants, Mes parents ravira les fans du genre et démontre en passant que l'on peut faire aussi du Troma à la française sans rougir de comparaison avec le cousin américain."
Décembre 2002, Canal Plus me propose un court-métrage pour Galaxy Gay 3000. Ce sera L’invasion des pholades géantes, portrait cynique du milieu gay façon documentaire animalier. Idée d’Antoine : la pholade dactyle, mollusque qui vit dans les trous.
Et fin 2002, festival LGBT de Paris : je rencontre Madame H. Coup de foudre. Elle avait écrit dans Illico : « Mes parents me fait presque jouir. C’est délicieusement gore et anti-famille, ça fait mal et c’est bon ! » Elle veut coréaliser un film sur elle avec moi. Je dis oui. The sex of Madame H ça va s'appeler.
On tourne The sex of Madame H en 2004, mais montage repoussé car je fonde ma société Les films de l’Ange. Label Homovies, pour diffuser nos films impossibles à sortir en salles. Premier DVD : Mes parents, refusé partout. Puis The sex of Madame H, sorti en 2005, accueilli par quelques critiques : « Via une narration archiburlesque, le message de la pasionaria passe très clairement : ‘le sexe c’est l’imagination. Votre corps est révolutionnaire.’ » (Olivier Nicklaus, Les Inrocks). « Rémi Lange n’a pas fini de nous surprendre. Un voyage fou et onirique… un monde psychédélique, sexuel et cru… Et si le sexe n’était qu’un concept spirituel ? » (GUS).
Juin 2005, Canal + propose un mini-porno pour la Nuit gay. Je réalise Cake au sirop de cordom, remake trash de la scène du cake d’amour de Peau d’âne. Antoine et Ilmann Bel jouent, sur musique de Weldez. Diffusé en octobre 2005. J’édite même un DVD avec seulement ce court de 3 minutes, vendu 5 euros, vite épuisé.
Juillet 2005, aux UEEH de Marseille, j’organise avec Madame H le Festival de connes autour de la sortie du DVD du film. J’y rencontre Jann Alexander, pianiste. Je veux tourner un muet, cartons à la place des dialogues, outrances à la manière de 1920, mais avec masturbation et modernité. Janvier 2006, tournage avec Ilmann Bel et Antoine Parlebas. Là surgit Guillaume Quashie-Vauclin, jeune comédien.
De cette rencontre naît Statross le Magnifique, sorti en DVD en juin 2006. Film muet, pastiche expressionniste, musique originale de Jann, avec Ilmann, Antoine, Guillaume. Inspiré des films muets allemands des années 1920, mais transpercé par l’esprit queer contemporain. Folie visuelle, outrances de jeu, cartons déclamatoires, masques grimaçants, costumes baroques, décors bricolés comme à l’époque de Murnau ou de Pabst mais salis, contaminés par le sexe, par la marge. Le film est remarqué : « On se croirait dans un Nosferatu érotisé et queerisé, comme si les ombres du muet revenaient pour danser avec nos désirs. » Statross devient culte dans le petit monde underground, se balade en festivals LGBT, et fait exister une folie muette dans un monde saturé de bavardages.
Printemps 2005, je rencontre Hervé Chenais, président d’AGLH, né avec des moignons. Je lui propose un film-portrait. En attendant, je tourne Thyroïd avec Sophie Blondy et son goitre. Montrer que tout corps peut être source de plaisir. Puis avec Hervé, ce sera Devotee, commencé en 2007, sorti en 2008, sélectionné à New York et Los Angeles. Mais ça, c’est une autre histoire, un autre sillon, un autre scandale.
En 2009, je quitte Antoine, comme on quitte un appartement qui sent le renfermé, et tombe amoureux d’un jeune Tunisien appelé Ramzi. Je le fais venir de Tunisie pour vivre avec moi en France, et ensemble, nous tournons Partir (2009), récit d’un jeune Tunisien venu en France pour tourner dans un film, avec Jean-Jacques Debout, Sophie Blondy, Karim Azur… Faute de rentabilité (étonnant, non, dans un monde où les explosions et les super-héros encaissent des millions), la société Les Films de l’ange est liquidée fin 2010. Je me retrouve dans une impasse créative devenue existentielle, abandonnant tout pendant un certain temps, à ronger mes doigts de frustration.
Mais deux phares dans la nuit me tirent de ma léthargie : d’abord, la société ErosOnyx me propose d’éditer le journal intime que j’avais écrit pendant le tournage d’Omelette. Le 30 septembre 2011, je signe mon livre intitulé Journal d’Omelette au Festival Écrans Mixtes de Lyon et me lie d’amitié avec Ivan Mitifiot, directeur artistique du festival, un cinéphile invétéré qui sait flairer l’inclassable. Ensuite, Philippe Barassat, cinéaste que j’admire depuis 1997 pour son film Mon Copain Rachid, m’offre le rôle d’un homme en situation de handicap dans son long métrage Indésirables. Comme si la vie voulait me rappeler qu’il existe encore des mains tendues dans ce foutoir qu’est le cinéma.
2012 : sur le tournage, Philippe, fan de Partir et Devotee, m’invite à reprendre ma caméra. Début 2013, Ivan me propose de réaliser la bande-annonce de son festival. Grâce à eux, je reprends la route des films. Juin 2013 : j’achète un caméscope HD et me rends au Maroc pour faire des milliers d’images pour un film d’Elisa Point et Thierry Derocles : Au royaume des enfants rois. Le 4 janvier 2014, je tourne la bande-annonce du 4ème Festival Écrans Mixtes. À partir des rushes d’un jeune homme faisant l’amour à sa moto, style Kenneth Anger, je mets au monde Le fétichiste. Ironie de la création : ce qui aurait pu rester un simple délire de festival devient un court-métrage en soi.
La rencontre avec Écrans Mixtes est déterminante : le 5 janvier 2014, Ivan me présente Thomas Polly, jeune chanteur-acteur lyonnais travesti. Coup de foudre artistique immédiat. Un mois plus tard, débute Le Chanteur, comédie musicale tournée entre La Bastide-Des-Jourdans, Mirabeau, Villefranche-de-Rouergue, Paris, Lyon, Dunkerque… et terminée le 5 février 2015. Ce sixième long métrage reçoit le Prix du Jury au Festival In&Out de Nice en mai 2015 puis le Grand Prix au Festival du Film Artisanal de Joyeuse (jury présidé par Jean-Pierre Mocky, qui sait reconnaître la folie des formes). Destiny Distribution propose une sortie en salles : je remets un pied dans le cinéma industriel, même si mon film autoproduit n’obtient pas l’agrément CNC, condamné à nager dans la masse sans attaché de presse.
Sortie nationale le 27 janvier 2016 : Télérama note l’« enthousiasme » du film, rendant hommage à l’irréalisme poétique cher à Paul Vecchiali ; Positif et Le Monde évoquent un aspect documentaire flirtant avec le baroque ; Les Inrocks parlent d’un film « émouvant et troublant (…) dégageant une émotion sincère », et Thomas Polly est jugé “étonnant”. Dans le best of 2016 Capsules, le cinéma se découvre, le film figure parmi les 73 à retenir : “Lange alterne scènes d’émotion et moments légers, parfois très drôles (…) il touche avec des personnages tordus, excentriques, forts et fragiles, dont il montre la beauté.”
Juin 2017 : je rencontre à Marseille Adriano Dafy, nouvelle muse flamboyante, et naît la troisième partie de ma “trilogie journaux filmés” ou “trilogie de l’œuf” : L’œuf dure (1h53), faux journal filmé inspiré du scénario Comment faire un enfant à Françoise Létoile (1998, primé au début des années 2000).À peine pondu en avril 2018, L’œuf dure est programmé à l’exposition Quel amour ?! (MAC de Marseille, mai-septembre 2018), puis diffusé à Chéries-Chéris en novembre 2018, qualifié d’“hilarant”. Avec Destiny Distribution, il sort le 28 août 2019 au MK2 Beaubourg et reçoit un accueil enthousiaste de toute la presse sauf Première et Le Monde. Le Canard enchaîné le célèbre comme “un monument déjanté de la culture underground”.
En janvier 2019, je termine Prouve que tu es gay, documentaire (1h15) produit par l’association 2MSG, sur les réfugiés LGBTQIA+ en demande d’asile politique, projeté à Lyon au festival Écrans Mixtes et à Chéries-Chéris (16-17 novembre 2019), qualifié de “documentaire choc” et “déchirant” par Frenchmania. Faute de distributeur cinéma, il sort en DVD et VOD.
En juin 2019, l’exposition Champs d’Amours, 100 ans de cinéma arc-en-ciel (Hôtel de Ville de Paris) consacre une vitrine entière à la “trilogie de l’œuf” : dossiers de presse, photos, bobines Super 8 originales… On me présente comme le précurseur du coming out filmé.
En avril 2022, je termine Aboubakar et moi (chronique d’un confinement), tourné pendant la pandémie avec Aboubakar Soumahoro, jeune comédien ivoirien incarnant un migrant vivant à la rue. Novembre 2022, Chéries-Chéris s’extasie : « thriller sentimental captivant, cocktail jouissif de désir, humour, authenticité et suspense ». Sortie en DVD/VOD chez L’Harmattan Vidéo.
En 2023, je me plonge dans Le Mexique m’excite !, un moyen métrage érotique de 38 minutes, dans la veine sulfureuse de Cake au Sirop de Cordom, mélange de désir et de provocation, où chaque plan semble vouloir rire au nez des conventions. La même année, je réalise dix clips pour le chanteur Morpheus, explorant les éclats de lumière et de mouvement avec une énergie que seule la frustration créative peut générer. Plus tard, je me tourne vers l’intime : un portrait de mon père Jacques Lange, alité, en fin de vie. Ce court métrage de 12 minutes, Mon père, terminé en 2024, capte la fragilité et la lucidité d’un homme qui s’éteint, mais dont l’ombre continue de m’inspirer.
Au printemps 2024, je monte une version longue de Le Chanteur (3h08), tournant une nouvelle scène avec Florence Vignon, amie de Philippe Barassat, qui incarne la productrice de Thomas Polly. Cet été, armé d’une caméra 4K, je m’embarque avec Ivan dans l’écriture d’un scénario inspiré par Rose Portes, sexagénaire folle de sexe et d’art mexicain, essayant de faire le deuil de son jeune mari comédien en rencontrant des “beaux gosses”, dont un danseur congolais sans papiers. Nous tournons ce film en octobre 2024, sous le titre Renaître, où Manuel Blanc, Geoffrey Couët, Herman Kimpo, Béatrice Sebbah De Staël, Ivan Mitifiot, Valérie Trajanovsky, Bakary Troré et Abou Doumbia donnent vie à cette farandole de désirs, de drames et d’humour acide. Philippe Barassat et Didier Blasco supervisent le montage, apportant leur œil critique et leur sagesse, rappelant que chaque image est un coup de poing et un baiser à la fois.
En novembre, François Zabaleta assiste à la première version et rend hommage en réalisant un court métrage, Tous les autres s’appellent Rémi (Lange), geste rare et touchant qui scelle l’amitié et l’admiration. Bruno François-Boucher, mon distributeur attentif, m’écrit le 17 décembre 2024 :
"C’est un film formidable. Très touchant et avec un ton unique. Il y a beaucoup d’humour et c’est une belle manière d’aborder le deuil et de parler des solitudes et des brisures de la vie. De plus, cette lumière du Sud amène un contraste avec le sujet, un peu comme dans les films italiens. Rose Portes (...) porte le film avec beaucoup d’émotion. Et puis il y a la musique et les chansons qui apportent une aura très joyeuse pour contrer les côtés parfois plus sombres du film qui me fait penser à du Kusturica (...). Les personnages sont tous très attachants et l’aspect très humain de Renaître ne peut que toucher les spectateurs (...). Une vraie renaissance du cinéaste Rémi Lange dont on sent qu’il aime les êtres humains, les traite avec respect et fait connaître leurs différences et leurs aspects méconnus."
Ainsi, le 26 novembre 2025, Renaître sortira en salles grâce à Bon Voyage Films PR, tandis que les festivals européens commencent déjà à tendre l’oreille pour le sélectionner. Chaque plan, chaque acteur, chaque chanson devient un cri contre l’indifférence et la médiocrité, un hommage vibrant aux vies marginales et aux désirs impudents que l’on tente toujours d’effacer.
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